- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 13 août 2017

“Les moments de crise produisent un redoublement de vie chez les hommes.” - François René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe





Nous vivons aujourd'hui une crise aiguë des langues. Jadis tenues pour trésors, elles tombent en mésestime, chacun saccage la sienne, comme on a fait de la terre.

Michel Serres,
Les cinq sens, 1985


Michel Serres















Bonjour à toutes et tous!


Les vacances! 
C’est les vacances!
Pour moi, du moins.

Alexandre le Bienheureux, Yves Robert, 1967  


Mais je pense à vous, et ne vous oublie pas. Du tout.
Même si, bon, ma tête sera un peu ailleurs ces temps-ci.
























*krei-, “passer au crible, distinguer, différencier…”.

Ouais, après avoir passé … au crible … ses dérivés latins, à la très jolie descendance en français, je vous propose cette fois de nous intéresser aux dérivés de notre racine en d’autres langues indo-européennes, en commençant par … le grec ancien!
Oui, cette fois, on y va.

Notre indo-européenne *krei-,...
par une forme suffixée de son timbre zéro *kri-, *kri-n-yo-  
(que l'on retranscrit également *kri-n-ye-, 
ou que, pour contenter tout le monde, Robert Beekes présente comme *krin-je/o-,  dans son Etymological Dictionary of Greek),





... a donné, via le proto-grec *kríňňō, le grec ancien κρῑ́νω, krī́nō, “juger, décider”.


un décideur...












deux décideurs...

... Et encore cinq autres ici.

Ah ça, de bien beaux spécimens de décideurs, dans la ligne
de la mystique et de l'iconographie du monde des affaires

















Le grec ancien κρῑ́νω, krī́nō signifiait “juger“, ”décider”, pas de doute, mais son sens original était plutôt“séparer, diviser, distinguer”, pour ensuite évoluer en “investiguer, décider, juger”. 

Oui, vous y retrouvez bien les sens - et l'évolution sémantique - auxquels les dérivés latins de *krei- nous avaient déjà habitués.

On se blase vite, non?



*krei- “passer au crible, distinguer, différencier…”
forme suffixée *kri-n-yo-
racine proto-grecque *kríňňō-
grec ancien κρῑ́νω, krī́nō, “juger, décider...” 



“‘manque plus que l’équivalent grec du latin crīmen!” me direz-vous.

Car oui, de fait, nous avions vu que la gentille *krei-, par une forme suffixée (sur son degré plein) *krei-men-, avait donné, par le proto-italique *kreimen, le latin crīmen, “ce qui sert à trier, à décider”, d’où “décision”, “décision judiciaire”, puis par métonymie l’accusation, pour en terminer - l’accusation finissant par se confondre avec l’acte criminel lui-même - par “crime”.

- Mais enfin, c'est quoi c'délire? Moins vite, s'il vous plaît, si c'est pas trop vous demander??
- Eh oh, mon coco, mais j'ai DÉJÀ expliqué tout ça. Ou alors, ton crible cognitif est un peu trop sélectif? Si c'est l'cas j'vous prie d'm'excuser, mon bon monsieur.
Je crois que je vais encore l'utiliser souvent, Lino. 

(Pour ne pas mécontenter Lino, relisez est-ce un crime, un péché mortel, de faire des ronds dans l'eau?)

*krei- “passer au crible, distinguer, différencier…”
forme suffixée *krei-men-
racine proto-italique *kreimen-
latin crīmen
crime, criminel, discriminer, incriminer, récriminer


Oui, c’est vrai, il ne manque plus qu’une forme grecque équivalente à ce crīmen.


Vos désirs sont des ordres.

La voilà:

Tadaaa!


(la fameuse assistante du magicien)


κρῖμα, krîma, toujours dérivée de la forme suffixée *krei-men-, cette fois par le proto-grec (non-attesté, n'exagérez pas) *kréimə.

κρῖμα, krîma faisait partie du vocabulaire judiciaire, et désignait l’objet d’une contestation, ou la contestation elle-même.
Par extension, le jugement, la décision judiciaire, la peine.

Bon, rien de bien neuf, les amis. On prend les mêmes ingrédients, on laisse faire le temps, on passe par une proto-langue (c’est toujours plus chic), et on aboutit - plus ou moins - aux mêmes résultats.


Mais là où l’ancien grec va taper très fort, c’est quand il va créer un substantif sur le verbe κρῑ́νω, krī́nō: 
κρίσις, krísis, 
“séparation, pouvoir de distinguer, décision, choix, jugement, dispute…”

- κρίσις, krísis? Mais euh…
- Oui, exact, vous avez bien vu. Nous en ferons notre français crise!
- Mais enfin, oui, mais euh, ça n’a pas de sens! Rien dans les acceptions du grec κρίσις, krísis ne fait référence à la notion de crise, enfin!!

C’est vrai, mais vous allez voir, on y est vite…

Le terme crucial, pour bien comprendre l’évolution du mot, c’est “décision”, sens que κρίσις, krísis véhiculait déjà, nous l'avons vu.

À toute décision correspond
forcément, 
par la force des choses, 
naturellement, 
en toute logique…
un moment … décisif.

Le grec κρίσις, krísis, passé au domaine médical, désignera un moment décisifdans une maladie.

C’est avec ce sens qu’Hippocrate lui-même utilisera le mot. Excusez du peu.

Je parle bien ici d’Ἱπποκράτης, Hippocrate le Grand, le père de la médecine occidentale, Hippocrate de Cos, né vers 460 avant J.-C.
À ne pas confondre, évidemment, avec Hippocrate de Cos toujours, une sorte de poivrot illuminé dont les théories fumeuses n’intéressaient absolument personne.

ici, celui de Cos.


Mais donc, en langage médical, le terme désignait une phase décisive dans une maladie.

Les Romains vont l’emprunter.
Comme souvent, je sais, mais je ne voulais pas trop insister.
Et ils vont en faire le latin impérial crisis. 
Ce qui n’était pas particulièrement original, mais j’arrête de retourner le couteau dans la plaie. 
À l’accusatif? Crisim. 
Et même ça, ce n’était pas spécialement innovant ; les Grecs avaient déjà κρίσιν, krísin.

Le mot nous arrive par le latin médiéval, crisis, et toujours dans son acception médicale.

Au XIVème, nous allons à notre tour emprunter crisis, ou plutôt sa forme accusative, crisim, pour en faire le français… crise, d’abord noté crisim, crisin.

Car oui, notre français crise est toujours, et avant tout, un terme médical.

Le Grand Robert nous le rappelle, avec comme première acception:
Moment d'une maladie caractérisé par un changement subit et généralement décisif en bien ou en mal.

Du domaine strictement médical, le terme s’étendra en un premier temps au domaine psychologique. Ainsi, au XVIIème, on parlait (déjà) de “crises de passion”.

Dans le premier quart du XIXème, on parlera carrément de crises de nerfs. 





Et puis ensuite, et par extension, de crises financières, commerciales et autres… (des valeurs ou de la civilisation, par exemple).

*krei- “passer au crible, distinguer, différencier…”
forme suffixée *kri-n-yo-
racine proto-grecque *kríňňō-
grec ancien κρῑ́νω, krī́nō, “juger, décider...” 
grec ancien κρίσις, krísis, “décision, phase décisive...”
latin impérial crisis / crisim
latin médiéval crisis / crisim

moyen français crisim, crisin

français crise


Notre ancien grec κρῑ́νω, krī́nō, “décider” ne s’est pas arrêté en si bon chemin, et nous a encore donné quelques superbes dérivés…


Mais là, c’est les vacances.
Alors, oui, je me permets un peu de relâchement, je réduis - douuucement, tout douuucement - la voilure, et retiens ces très beaux dérivés pour la semaine prochaine.




D’ici là, je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, une très belle semaine!



Frédéric




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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
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Et pour nous quitter,

non pas du Bach, du Purcell ou du Handel,

mais

à nouveau

- oui, pour ceux et celles qui suivent le blog depuis déjà un certain temps, c'est du ressassé, c'est comme ça chaque année ou presque, au moment des vacances, pardonnez-moi -,

Le ciel, la terre et l'eau,
de Vladimir Cosma, chanté par la voix si douce, si empreinte de tendresse, d'amour,

d'Isabelle Aubret.

C'est aussi la bande originale d'Alexandre le Bienheureux.



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