- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 14 août 2016

let's dance


article précédent: Dansons joue contre joue



Ensemble êtes-vous nés et ensemble resterez-vous pour toujours.
Quand les blanches ailes de la mort éparpilleront vos jours, vous serez ensemble.
Oui, vous serez ensemble dans la mémoire silencieuse de Dieu.
Mais qu'il y ait des espaces dans votre entente.
Que les vents des cieux puissent danser entre vous.
Aimez-vous, l'un l'autre, mais ne faites pas de l'amour un carcan : 
Qu'il soit plutôt mer mouvante entre les rives de vos âmes.
Remplissez, chacun, la coupe de l'autre, mais ne buvez pas à la même.
Donnez-vous l'un à l'autre de votre pain, mais ne partagez pas le même morceau.
Chantez et dansez ensemble, et soyez joyeux, mais que chacun demeure isolé,
Comme sont isolées les cordes du luth, bien que frémissantes de la même musique.
Donnez vos coeurs, mais pas à la garde de l'autre,
Car vos coeurs, seule la main de Dieu peut les contenir.
Et dressez-vous ensemble, mais pas trop près l'un de l'autre :
Car les piliers du temple se dressent séparément,
Et le chêne et le cyprès ne peuvent croître dans leur ombre mutuelle.

L'Oeil du prophète, 
Khalil Gibran - Du mariage


Eh non, Khalil Gibran ne faisait pas dans la guimauve.
Quelle lucidité...





Bonjour à toutes et tous!


Jacques Capelovici, dit Maître Capello








Petit rappel de bon aloi:
dimanche dernier, nous nous interrogions sur l'origine du français danser.

Je vous disais que deux hypothèses pouvaient expliquer son étymologie, et que ...

... pour certains linguistes,
- première hypothèse -,
le parent francique en serait *dintjan.

Ce qui, personnellement - vous avez pu le constater dimanche dernier -, me laissait un peu dubitatif.




Avant de vous soumettre la seconde hypothèse, voici une étymologie proposée par Pierre Guiraud, qu'en un premier temps j'avais décidé de ne pas traiter.
Mais voilà, je pense à vous ; je sais, je suis trop bon, ça me perdra.

Pour Pierre Guiraud, notre ancien français dancier proviendrait d'un bas latin *deantiare, qui ne serait qu'un doublet de *abantiare (“avancer”), où le préfixe de- marquerait l'intensité.
Comprenez-le donc, Guiraud propose bien ici, contre toute attente, une ascendance latine 
- et non plus germanique -  
à dancier.
Sachez quand même que d'autres éminents linguistes, ceux qui développent et ne cessent d'enrichir le fameux Französisches Etymologisches Wörterbuch de Walther von Warburg (FEW), n'y croient guère, qu'ils trouvent une forme de type *dantiare “formellement incompréhensible”,
ce qui rend Guiraud complètement dingue - ce que je peux facilement comprendre -,
qui leur rétorque qu'elle est on ne peut plus claire ...
(sous-entendu: bande de nazes)
 ... si l'on admet la possibilité de composés gallo-romans en de-.

Bon, Pierre Guiraud / FEW, ballō centre balle au centre.

Même si cette fois, Guiraud ne me convainc pas vraiment.




Et le grand Pierre Guiraud, qui nous a quittés en 1983, aura bien du mal à poursuivre le débat.

Pierre Guiraud, in memoriam


Pour d’autres linguistes, enfin ...
- seconde hypothèse par la voie germanique -, 
... le mot francique dont découle notre danser, ce n'est plus *dintjan, mais bien ... *dansōn (joue contre joue).

*dansōn la capucine

Ce *dansōn francique aurait signifié “tirer, traîner”. 

De là aurait découlé un gallo-romain *dantsare.

Pas mal, comme théorie!
Mais, là encore, nous tombons sur un os.

Car comment passer de *dansōn (la carmagnole) à l’ancien français, bien attesté, dancier?
Et ce, même en supposant une forme intermédiaire gallo-romaine *dantsare.
Oui, ici, c’est le -i- de la fin du mot qui pose problème. Mais on y reviendra, pas d'impatience.

Le francique *dansōn (falzar) aurait été, lui, un descendant du proto-germanique… *þansōn, “étirer”.
“Étirer”? Tiens tiens... Vous voyez où je veux en venir…
Ce *þansōn (et Dalila-aa) ressemble furieusement à un degré o - exprimant ici l’itération - du verbe fort proto-germanique *þinsan, “étirer”.



C’est de lui que dériverait, par exemple le moyen néerlandais dinsen, de même sens.


À l’origine du germanique *þinsan, une base verbale proto-indo-européenne *tens-.

Et *tens- peut s'envisager (“can be”, selon les propres mots de Guus Kroonen) ...

Chouette photo!

Guus Kronen, l'auteur du Etymological Dictionary of Proto-Germanic,
Leiden Indo-European Etymological Dictionary Series


... comme une extension ultérieure de notre ... *ten-.

YESSS!



















Je l’aime bien, moi, cette hypothèse!

"j'aime".
oh, c'est beau, un coeur de soleil...

Pour moi, ce genre de photos à la noix ou la danse - à l'exception des
scottish ceilidh dances - c'est du pareil au même.

Ben oui, j'ai aussi mes limites. J'assume.


Mais revenons à notre problème: comment diable expliquer un ancien français dancIer basé sur un francique *dansŌn?

On ne peut rien affirmer, mais ce que l’on sait, c’est que l'ancien haut allemand dansôn est une variante apophonique de l'ancien haut allemand dinsan (“tirer, étendre”).

Un doublet de dinsan serait apparu précocement (vers le XIIIème siècle, par là): *dansjan.
Ce serait notre chaînon manquant...
Car on commencerait alors à voir poindre, avec ce -j- de *dansjan,
ce qui deviendrait plus tard un beau -i-
Oui, c'est sur une forme basée sur ce doublet que se serait souché, finalement, l'ancien français dancier.

Plausible: certainement. Même si un peu (maître-)capelotracté.
Exact: moi, en tout cas, cette version me convient mieux, même si le doute subsiste.
Mais je vous laisse bien entendu la liberté d'y adhérer ou pas....
('manquerait plus qu'ça, me direz-vous)


Tiens, mais, finalement, pourquoi retrouvons-nous ainsi en français deux formations verbales, bien distinctes, l'une en *bal et l'autre en *dans, pour désigner la même chose?

La réponse que je vous propose repose sur l'hypothèse *dansōn.
Cette réponse est tellement séduisante qu'elle pourrait même, en retour, donner plus de poids à ladite hypothèse.

La voici donc:

On pense qu'originellement, la forme *bal correspondait à des danses villageoises, des rondes, des farandoles, joyeuses, bondissantes... 





... alors que *dans renvoyait plutôt à une forme plus élégante et sensiblement plus solennelle de la danse.

Pensons simplement au sens original du francique *dansōn: « tirer », « traîner », qui évoque une certaine lenteur, des mouvements plus lents, ... traînants.




La danse de cour en serait un bel exemple.
Fi, laissons ces cabrioles débridées et vulgaires à la populace.




Vous connaissez, si vous suivez le blog depuis un certain temps, mon amour pour Jane Austen et sa prose...

Avez-vous vu “Becoming Jane”, ce bien beau film sur la vie douce-amère de Jane Austen?
Je vous le recommande, bien sûr...

Ce type de danse, à pas lents, traînants, était en soi, à l'époque de Jane (oui, maintenant on s'appelle par nos prénoms), l'emblème d'une certaine classe sociale...


Anne Hathaway, et notamment James McAvoy, dans “Becoming Jane”, 
Julian Jerrold, 2007

L'actrice, américaine, avait fait de beaux efforts pour parler ... anglais!
Et ma foi, le résultat est là.


Si “danser” signifiait bien, originellement, traîner, tirer, alors on pourrait également se pencher sur ces très anciennes expressions idiomatiques que sont « faire danser les écus » ou « faire danser l’anse du panier ».

Car peut-être devrait-on les réinterpréter, et comprendre ainsi...
« faire danser les écus » comme « tirer les écus de la bourse », ou
« faire danser l’anse du panier » comme « tirer un panier alourdi par des achats ».

C'est du moins une bien jolie proposition que je reprends de Wikipedia.

Ces expressions n'auraient pris ce sens « bondissant » que plus tard, lorsque le sens initial du verbe germanique se fut estompé dans nos mémoires...



Bon, voilà pour “danser”.
Et comme vous le constatez, *ten- n’est pas bien loin…



Nous continuerons dimanche prochain avec un autre mot attribué - à tort, à mon avis - à *ten-...


Passez, chères lectrices, chers lecteurs, un très bon dimanche, une très belle semaine!

Alexandre...
...et moi, et mon adorable chien, et Peter Rabbit...

Une photo légèrement retouchée, pour tenter de donner
une ambiance aux couleurs un peu passées rappelant
cette splendide photo de Philippe Noiret...

Il nous a quittés il y a près de 10 ans, le bougre!
Il me manque.



Frédéric


Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!
(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…).




David Bowie - Let's Dance



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