- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 24 janvier 2016

Un apéritif pareil, ça réchauffe. Plus besoin de couvertures...






Should auld acquaintance be forgot,

and never brought to mind?
Should auld acquaintance be forgot,
and auld lang syne.

(Doit-on oublier les vieilles connaissances 
Et ne plus jamais y penser
Doit-on oublier les vieilles connaissances 
Qu'on n'a pas revu depuis longtemps)

Auld Lang Syne,
Robert Burns




Bonjour à toutes et tous!


Hier encore, ou plutôt dimanche dernier encore, nous terminions notre tour des dérivés de la charmante *apo-.


Nous avions découvert que c’était probablement à elle que nous devions le ap- du latin aperiō, "ouvrir", mais aussi "découvrir, dévoiler, montrer, révéler, mettre à jour, faire connaître"…

Et que pour ce qui était de la deuxième partie du mot, on soupçonnait la racine proto-indo-européenne *wer-5 d’en être le lointain parent.


Au menu de ce jour, donc, la racine proto-indo-européenne …

*wer-5, “couvrir”.


Pour vous éviter de relire le billet de dimanche dernier - ne serais-je pas un peu trop bon? -, je vous rappellerai simplement, pour expliquer le sens du latin aperiō, que le mot, résultant de l’association
de ap- (de *apo-hors de”) et
de eriō (de *wer-5 “couvrir”)
prenait le sens de “dé- couvrir”.

En fait, on pense même que c’est une forme composée de *wer-5, où l’on retrouve la racine *apo-, qui serait à l’origine du latin aperiō: *ap-wer-yo-.


Ah oui, je me dois de vous le dire:
Ces deux “dimanche” (celui-ci et le suivant) seront plus courts que d’habitude.
Oui, parce que là, je n’en peux plus, je manque de temps.

Oh, n’allez surtout pas me plaindre, mais voilà, j’ai beaucoup d’activités, dont certaines disons… festives, qui font que je dois impérativement changer mes priorités. De jolies soirées sont prévues, incompatibles avec la rédaction d'un quelconque article.



Tant qu'à faire, pour tout vous dire, ce 30 janvier, nous fêterons chez nous, à la maison, la naissance de Robert Burns.
Et ça aussi, ça demande du boulot, de la préparation: du temps!

Donc, encore moins de temps aussi pour le dimanche indo-européen.

Burns, Robert Burns??
Bon, j’espère ne pas devoir vous dire de qui il s’agit, hein?
Ne me faites pas peur…

D’autant qu’on en a déjà parlé…
la jument est ferrée, ou la maréchaussée? (très subtil jeu de mots franco-anglais)

Robert “Rabbie” Burns était un très grand (le plus grand?) poète écossais.
Né en 1759, il est mort en 1796. Il n’avait que 37 ans.

Mais son oeuvre est d’une richesse, mes amis, d’une richesse!
Et puis d'un humanisme, d'un humour, d'un sens social...!

C’est à lui que l’on doit “Auld Lang Syne”, devenu le français “Ce n’est qu’un au revoir”.

En réalité, Burns n’en a pas composé la musique, qui est un air traditionnel, et n’il n’en a pas entièrement écrit les paroles. Elles aussi venaient, en grande partie, d’un lointain passé. Il les a donc surtout mises par écrit.

L’homme (je parle ici de Burns), artiste et bon vivant, était aimé.
À tel point qu'après sa mort, ses amis se rassemblèrent pour le célébrer.

Il était né le 25 janvier? Eh bien on le fêterait chaque 25 janvier, autour d’un bon repas, où l’on rassemblerait tous les ingrédients qu’il affectionnait particulièrement: le haggis, le whisky, la poésie, la bonne compagnie, l’amitié, la musique

Au fil du temps, ces soirées Burns se popularisèrent, je veux dire par là qu’elles se propagèrent un peu partout en Écosse, mais aussi dans le monde - essentiellement là où il y avait du sang écossais -, et ces somptueux soupers se virent codifiés.

Et plus de deux siècles plus tard, rendez-vous compte, on continue à célébrer Robert Burns par des Burns Nights, aux quatre coins de la planète.


On ne pratique pas une Burns night comme ça, sur le coin d’une table.

Enfin!?

Non, tout est réglé, ritualisé.

Par exemple, le haggis ne peut se déplacer (des cuisines à la table) qu’au son de la cornemuse.

Ou encore:
Tout repas commence par une courte prière, une grâce, que l'on attribue à Burns, the Selkirk Grace:
Some hae meat and canna eat,
And some wad eat that want it,
But we hae meat and we can eat,
Sae let the Lord be thankit. 
“Certains ont de la nourriture mais ne peuvent en manger,
D’autres en mangeraient, mais n’en ont pas,
Mais nous, nous avons de la nourriture, et nous pouvons en manger,
Que le Seigneur en soit remercié.”

Le haggis sera alors rituellement tranché, à un moment bien précis dans la lecture (ou, idéalement, la déclamation) d’un de ses plus fameux poèmes: Address to a Haggis.

Au cours de la soirée - arrosée au whisky -, se liront des poèmes de Burns, évidemment, ou s’interpréteront des chansons… Toujours de Burns.

Je ne vais pas vous décrire l’intégralité du rituel ; vous pouvez le trouver ici: 
http://www.visitscotland.com/about/robert-burns/supper-whats-involved
ou encore ici:
https://en.wikipedia.org/wiki/Burns_supper

(en vous disant - mais ça va de soi - que la seule façon d’appréhender un rituel, c’est de le pratiquer, de le vivre!)

La fin de la soirée, vous pouvez le supposer, se concrétise par un glorieux Auld Lang Syne, que l’on chante en se tenant par les mains, en formant une chaine d’amitié.

C’est d’ailleurs ainsi que se termine tout ceilidh
Ceilidh?? Si ce mot ne vous dit rien, relisez donc lors d'un atelier basé sur le "faire" (une initiative citoyenne), j'ai trouvé sur Paris un bouquin traitant du rapport à l'autre dans les ceilidh





Un beau Auld Lang Syne



Ah, si vous ne connaissez pas les Burns Nights, vous ne pouvez pas vraiment imaginer

Quand je ne serai plus, j’aimerais que mes amis continuent les Burns Nights que nous avons instaurées à la maison (cette année ce sera la 11ème édition!), tant cette soirée est pour moi l’une des plus belles (la plus belle?) de l’année…


Bon, c’est pas tout ça.

*wer-5, donc, et par sa forme composée *ap-wer-yo-, on la retrouve dans le latin aperiō.

De là, quelques beaux dérivés:

Aperture, bien sûr. Emprunt savant au latin apertura.

En phonétique, notamment, il désigne l’écartement des organes au point d’articulation d’un phonème.

En d’autres termes, il s’agit du degré d’ouverture du canal buccal, celui-ci étant tout simplement l’espace compris entre la langue et la voûte du palais.


En botanique, on trouve encore monoaperturé, ou même (soyons fou) triaperturé.

Simple: on dira d’un grain de pollen qu’il est monoaperturé quand il n’a qu’un seul sillon ou pore germinatif, et qu’il présente donc, par la force des choses, une symétrie bilatérale.

Et vous ne me croirez pas, on dit d’un grain de pollen qu’il est triaperturé quand il possède … trois sillons (ou pores germinatifs).
(Evidemment, dans ce cas-là, même si ce n’est pas très élégant de le lui faire remarquer, il présente une symétrie axiale.)

Vous voyez trois pores germinatifs? Ben voilà!


L’aperture, vous n’allez pas souvent l’utiliser, je suppose, en revanche…

l’apéritif



Savez-vous qu’il s’agit d’un très vieux terme de médecine, du XIIIème? (emprunté au bas latin aperitivus, dérivé de aperiō).

Qui désignait un médicament qui “ouvrait”.

Si vous voyez ce que je veux dire.

Mais oui, qui ouvrait - euh comment dire? - les voies d’élimination.

Parmi les apéritifs, on comptait les purgatifs, les diurétiques, mais aussi les sudorifiques: “qui ouvraient les pores”.

Après 1850, le mot verra son sens glisser, et désignera alors ce qui ouvre … l’appétit.
C’est au XIXème qu’il prendra le sens qu’on lui donne toujours, boisson alcoolisée prise avant le repas. 


Toujours de aperiō , aperīre, notre tellement courant qu'il en devient banal ouvrir.

Ouvrir descend de aperīre par le latin populaire, de même sens, *operire.
Que l’on retrouve également dans l’ancien provençal ou le catalan obrir, par exemple…

Mais d’où vient le o initial de ce bas latin *operire (et par voie de conséquence, de notre français ouvrir)?

L’affaire est intéressante…
En fait, aperīre avait un antonyme: operīre. 
Qui signifiait, en bon antonyme qu’il était, l’inverse de aperīre: couvrir, recouvrir, voiler, clore, fermer…

Operīre nous a donné opercule, dérivé savant du latin operculum, le couvercle.

opercule


Mais en français, c’est surtout par l’intermédiaire de son composé cooperīre que nous connaissons operīre.

Mais oui: c’est de cooperīre (“couvrir entièrement, recouvrir”) que nous viennent couvrir, couverture, couvercle
(aviez-vous jamais fait le - surprenant - rapprochement entre ouvrir et couvrir?)
Pour en revenir à notre affaire, ce bon operīre du latin classique est tombé en désuétude (ou en tout cas a pris un sacré coup de vieux), supplanté qu’il était par son composé cooperīre, qui mettait probablement un peu trop de coeur à l’ouvrage pour se faire utiliser par les Romains.

Il s’est alors opéré un phénomène d’imitation: en latin populaire, on a repris et altéré le latin classique aperīre (ouvrir, découvrir), mais en lui donnant la forme (ou du moins la voyelle initiale) du désormais vieilli (et donc plus vraiment usité) operīre (fermer, couvrir).

D’où le latin populaire *operire.

C’est fou.



Derrière le latin classique operīre se retrouve une forme composée de notre proto-indo-européenne *wer-5: *op-wer-yo-.
- *op- étant la forme courte, à valeur de préfixe, de *epi-: “à côté, chez, contre”, qui donnera par exemple 
le latin ob- (“avant, contre, …”, 
le grec ἐπί, epí (“sur”), ou encore 
le … vieux slavon d’église - mais oui!!! - об (“ob”), celui que l’on retrouve dans le russe область (“oblastj”), région, province… -
l'oblast de Moscou


Toujours du latin classique operīre ("couvrir") nous arrive l’anglais… handkerchief.

Tiens tiens tiens, je suis certain que beaucoup d’entre vous connaissez ce mot, signifiant “mouchoir, pochette”, mais connaissez-vous son histoire?



Car pour partir du latin et arriver à l’anglais, eh oui, il est passé par …  par ... le français.

Comm’ d’hab’. 

Mais par quel mot français a-t-il pu bien passer???


En fait, handkerchief est un composé. De hand, "la main", et de? kerchief. Oui, vous suivez!


Kerchief, on pourrait le traduire, je pense, par fichu.

Fichu, “pièce d'étoffe dont les femmes se couvrent la tête, la gorge, et les épaules.”

Le modèle Jean Shrimpton (ah, le Swinging London).
Pas trop mal fichue, non


Et kerchief, à votre avis, il provient de quoi, en français?

À vous de trouver!

Pensez

  • au sens de operīre
  • aux mots français qu’il a donné, et 
  • à la région du corps que l’on couvre par le kerchief.


Je vous laisse un peu chercher…











Ça y est, vous avez trouvé?

OUI, kerchief vient du français ... couvre-chef!
Ou, précisément, du vieux français cuevrechief.


Quand les Gumbys se mettent un mouchoir, un handkerchief sur la tête, ils ne se doutent probablement pas qu’ils renouent ainsi avec l’étymologie du mot…

Mmmh, quoi?
Les Gumbys? Vous ne connaissez pas les Gumbys?

Mais enfin???

Ces abrutis qui portent un mouchoir noué aux quatre coins sur la tête?
Ce sont des personnages récurrents des sketches du Monty Python Flying Circus.












Allez, agitons les mouchoirs, on en restera là pour ce dimanche.





La suite, dimanche prochain.


D’ici-là, portez-vous bien!




Je vous souhaite à toutes et tous, un excellent dimanche, et une formidable semaine!




Frédéric

Attention, ne vous laissez pas abuser par son nom: on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!

(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…).




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