- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 29 novembre 2015

la jument est ferrée, ou la maréchaussée? (très subtil jeu de mots franco-anglais)




(…)
Now, wha this tale o' truth shall read,
Ilk man and mother's son, take heed:
Whene'er to Drink you are inclin'd,
Or Cutty-sarks rin in your mind,
Think ye may buy the joys o'er dear;
Remember Tam o' Shanter's mare

Il s’agit des derniers vers de Tam o' Shanter, ce grand (dans tous les sens du terme) poème de Robert Burns, rédigé en anglais et en scots, basé sur une vieille légende écossaise. 
Ce poème est incroyablement visuel, et raconte une soirée assez mouvementée, avec un pauvre Tam o' Shanter qui aurait dû écouter son épouse et rentrer sans détour - et sans boire - à la maison, et qui au contraire va assister, terrorisé, à un sabbat de sorcières.
Tam o' Shanter sera poursuivi par une meute de sorcières, et en réchappera de très peu, en traversant au galop in extremis le pont sur la Doon, sur le dos de sa fidèle jument Meg
Mais oui, car les sorcières ne peuvent pas traverser l’eau vive! (Vous le savez, quand même?) 
Mais Nannie, la plus avenante, mais aussi la méchante des sorcières, put malgré tout s’emparer du bout de la queue de la pauvre Meg, avant qu’elle ne traverse entièrement le pont…
Le pont sur la Doon. Oui oui, il existe!
Nannie arrachant le bout de la queue de Meg

(…)
Vous qui lirez ce conte véritable,
Homme ou enfant, tirez-en la leçon mémorable; 
Quand la boisson vous tente un jour de fête, 
Quand les chemises courtes vous courent par la tête, 
Réfléchissez! Vous risquez de payer chèrement; 
Pensez à Tam O'Shanter et à sa jument.

(traduction trouvée ici!)

Ah oui! Et un cutty sark, c’est un petit corsage écossais.
Le nom du célébre clipper vient de là,


et vous comprenez alors tout le sens de sa figure de proue

Nannie, devenue la figure de proue du Cutty Sark...

PS: allez voir le Cutty Sark en cale sèche, à Greenwich, c'est magique

Et OUI, vous pouvez passez SOUS le Cutty Sark: inoubliable!


Bonjour à toutes et tous!


Ah là là, l’inspiration!
Pour mes articles, je me base sur ce que parfois on me souffle, ou alors je prends mon Watkins (dictionnaire proto-indo-européen, pour ceux qui prennent le train en marche) et j’ouvre une page au hasard, ou presque, ou alors, je pars d’un mot qui soudainement me fait réfléchir.

Oui, car ce mot, je le connaissais bien, je l’utilisais, comme tout le monde, mais là, dans ce contexte-là, ben… Je me rends compte que je ne le connais pas.


Ce sera le point de départ de ce dimanche!

Je suis en train de lire le troisième tome des aventures de Cormoran Strike: “Career of Evil”.



Mais oui, série noire, dont l’auteur n’est autre que Robert Galbraith, ou plutôt …
J. K. Rowling.

Ah ça, c'est pas Marguerite Yourcenar


Et voilà, je tombe sur un passage où Strike essaie de remettre toutes ses idées en place, de répertorier tout ce qu’il sait au sujet de la pauvre victime - Kelsey - d'un tueur sanguinaire.
(…) Round and round in his hand he turned his mobile, marshalling everything he knew about Kelsey (…)
Cette idée de répertorier, bien classer, mettre en bon ordre, c’est le verbe to marshal qui nous la donne.

Mon Robert et Collins me raconte que dans un sens militaire, ou de police, to marshal peut signifier rassembler, canaliser, trier, et qu’au figuré, on peut l’employer pour signifier organiser, rassembler, mobiliser, voire obtenir, rallier…
To marshall one’s thought’s, c’est littéralement rassembler ses idées.

Alors, non, je n’emploie pas très souvent le verbe marshal ; en revanche je connais et utilise un mot français qui, sans trop m’avancer, provient de la même origine:

maréchal.

En français on connait le maréchal, celui d’Empire ou d’une France plutôt, euh, vichysante?
Ou le maréchal des logis, ou encore le maréchal-ferrant

Murat, maréchal d'Empire













Pétain, maréchal euh...
pétainiste?

Cruchot, maréchal des logis chef








Maréchal-ferrant, un des plus beaux métiers du monde!
















Alors quoi? Quelle est l’origine du mot maréchal, et comment se retrouve-t-il dans la langue de Shakespeare?


En 1086, nous trouvons, dans un texte latin, une référence à marescal.
Le mot évoluera, pour devenir ensuite mareschal, au XIIème, puis maréchal, au XVIIème.


Mais! N’allez pas croire que le mot est pour cela d’origine latine! Eh non!
- et j’en profite pour remercier Alain Rey! -
Car comme beaucoup d’autres noms désignant des grades, militaires ou civils, il est d’origine… germanique.

Donc - pour ceux qui connaissent le jeu -, il est arrivé du, du … francique.
Eh oui, on l’oublie souvent, le francique, au profit du latin et du grec
Et pour tout vous dire, la source francique depuis laquelle le mot nous arrive, c’est un composé!

*marhskalk, basé sur *marha- et skalka.

Ce qui devrait vous enchanter! Ah non?


Le premier élément du composé (*marha- pour les moins-bien comprenants)  désignait le … cheval!

L'emploi de *marha- pour cheval forme une jolie isoglosse germanico-celtique ; en effet, on en retrouve des cognats
- et ici je remercie Guus Kroonen pour les sources proto-germaniques, et Ranko Matasovic pour les proto-celtiques

  • en vieux norois: marr, merr
  • en vieil anglais: mearh, mere
  • en vieux frison: mar
  • en vieux haut-allemand: march, ou encore mariha, meriha
  • en gotique: Mähre
  • en moyen néerlandais: merie, mere

mais aussi …

  • en gaulois: markan
  • en vieux breton: marh
  • en vieux cornique: march
  • en moyen irlandais (soyons fou): marc

Et même en…

galate! 
(mais relisez La rue Chaudron est une voie du 10e arrondissement de Paris, en France. (Wikipedia, "Rue Chaudron"!)

Voilà qui devrait satisfaire les supporters de Galatasaray qui me lisent.
Et ils sont nombreux, j’en suis sûr.

En galate, donc, on retrouvait marka pour “cheval”.

C’est du moins ce que nous dit Pausanias.

Vous connaissez Pausanias? Allez!! Mais si, le Périégète
Je sais, moi non plus, je n’aimerais pas qu’on m’appelle le Périégète
Mais voilà, c’est comme ça, il doit son surnom au fait qu’il a écrit une Description de la Grèce (Περιήγησις, [Hellados] Periêgêsis ), ou Périégèse, en dix livres.  
Periêgêsis, c’est littéralement la description, le voyage. C’est chouette comme concept, non?
Un mot, un seul, pour “voyage/description”: décrire ce que l’on découvre au long de ses voyages… 
Et c’est cela que notre bon Pausanias a fait. Voyager et décrire.


Ce grand géographe et voyageur antique est un témoin fiable de la Grèce du IIème siècle, celle de l’époque romaine. 
Enfin, fiable… Disons qu’il aimait parfois un peu trop mélanger les mythes à l’histoire (non, ne cherchez pas la contrepèterie), et donc, il faut le prendre avec des pincettes… 
Bon, pour sa décharge, le gars était né, vers l'an 115, à Magnésie.
Et pas n’importe laquelle, de Magnésie: Magnésie du Sipyle. 
Alors, vous pensez bien, quel chemin accompli, que de connaissances accumulées, malgré un si lourd passé!
- Ah, salut Pausa’! Tiens, au fait, t’es né où, toi?
- Oh ben… euh, comment dire… à euh … Magnésie.
- COMMENT?
- À euh Magnésie
- … À Magnésie??? Pfff! Eh dis, mais rassure-moi: quand même pas à Magnésie DU SIPYLE, hein? Hein, pas de blagues? Déconne pas!!??
- Ben … [sanglots, pleurs]

Et voilà, Pausanias avait encore perdu un ami.


Mais revenons donc à notre *marha-.
Se pourrait-il que *marha- le cheval dérive d’une racine proto-indo-européenne??

Oui. Ou non.

Deux écoles, comme souvent:

  • Selon Pokorny et Watkins: YESSS, de la racine proto-indo-européenne *marko-, cheval.
  • Selon Matasovic: Nooo, over my dead body! *marha- serait un emprunt d’origine orientale, un mot qui se serait implanté dans les langues celtiques et germaniques aux côtés du “vrai” dérivé proto-indo-européen, provenant de la bien connue racine *ekwo-.
Allez, on se dépêche, on relit Hippolyte et Philippe, à cheval sur un hippopotame??

À vous de choisir!
Ce qui est sûr, cependant, c’est que *marha- a donné à l’anglais mare, "jument", basé sur la forme féminine germanique *marhjōn-.


Nous n’avons parlé, jusqu’à présent, que du premier élément du composé *marha-skalka!

Le deuxième, lui, désignerait le servant, le serviteur, le domestique

Ce skalka est hélas d’origine inconnue, ou à tout le moins obscure.
Sachez cependant qu’on le retrouve notamment dans le vieil anglais scealc "serviteur, soldat”, le vieux norois (aaaah) skalk-r et dans le désormais désuet allemand Schalk, “serviteur de haut-rang”.

Dans d’autres cas - mais toujours dans le groupe germanique -, il semble avoir aussi désigné le vilain, l’esclave, ou être chargé d’une connotation péjorative: arrogance, malice


Si maintenant nous rassemblons les deux composants de *marha-skalka pour tenter d’en comprendre le sens, nous obtenons quelque chose comme...
le serviteur qui s’occupe des chevaux, le garçon d’écuriele domestique chargé de soigner les chevaux

En vieux francique, le mot, dès le départ, s’est développé en deux sens:
  • artisan chargé de ferrer les chevaux (et autres animaux de trait)
  • officier préposé aux soins des chevaux

Le mot est passé au latin médiéval
(on retrouvait mariscalus ou marescalus au sens de valet d’écurie, chef d’une écurie et de l’armée, officier chargé du logement)
et de là au français.

une pensée pour Guy Ligier, chef d'écurie

De son premier sens nous garderons maréchal-ferrant, qui est en quelque sorte un pléonasme ; du second nous garderons maréchal en tant qu’officier.


Historiquement parlant, en français, nous savons qu’en 1086 déjà, marescal désigne le maréchal-ferrant, puis le vétérinaire des chevaux.

Au XIIème, il passe dans la terminologie militaire, pour désigner l’officier préposé au soin des chevaux.

La cavalerie étant une arme particulièrement importante et prestigieuse, le mot désignera bientôt (1212) un officier supérieur, général d’armée.

Dans un emploi plus ciblé, le maréchal des logis (XVIème) désignera l’officier chargé ben, ... des logis, puis d’une façon plus générale, un gradé, qu’il soit sous-officier de cavalerie, de gendarmerie, ou d’artillerie.

Le maréchal de camp était encore un officier général.
Quant au maréchal de France, il devient la dignité la plus haute de la hiérarchie militaire.
Mais rien qu'en France.

La maréchale (XIXème), c’est encore le charbon pour la forge, utilisé par le maréchal-ferrant.

Et la maréchaussée, désignant tout d’abord l’écurie, en viendra à désigner la juridiction exercée par les … maréchaux, puis un corps de troupe chargé du maintien de l’ordre public, qui en dépendait.

C'est EXACTEMENT comme ça qu'on
se la représente!

Et en anglais?
Eh bien, comme TRÈS souvent, l’anglais s’est souché sur le français!

Marshal est un ancien emprunt au français, via l’anglo-normand.
Il sera contaminé par le sens que le mot recevra en français, et reprendra pratiquement toutes les acceptions qu’on lui prête de l'autre côté du Channel, du garçon d’écurie au maréchal du Roi (ou de la Reine!).

The Earl Marshal, Kings of Arms, Heralds and Pursuviants
Tudieu, fière allure!

To marshal (“maréchaler”) correspondait aux prérogatives du maréchal, l’officier: arranger les troupes pour l’inspection, la parade. 
D’où le sens d'organiser (des faits, des idées…) d’une façon méthodique


Avec ce passage - que dis-je: cette ascension sociale - de “garçon d’écurie” à “Maréchal de la Cour”, on réalise à quel point le cheval était un élément essentiel, central à la vie de nos ancêtres, à quel point les métiers du cheval étaient prestigieux.

On retrouve le même phénomène avec le latin tardif comes stabuli, littéralement le conte des écuries, qui deviendra le français … connétable, et dérivé du français, l’anglais constable, désignant notamment un officier de police au-dessous du grade de sergeant. (je vous laisse traduire)

Dans les îles Anglo-Normandes, le constable ou - in french in ze text - connétable est toujours le chef élu d’une paroisse…

Graham Smale, Senior Constable de la paroisse de
Saint Martin, Guernsey


Des écuries à la Cour
Pas mal, non, comme ascension...
Pour une petite racine proto-indo-européenne... ou pas!


Je vous souhaite, à toutes et tous, un très beau dimanche, et une très belle semaine!
A dimanche prochain?


Attention!
Ne vous laissez pas abuser par son nom: on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine! 
Bah, qu’est-ce que ça change?” Me direz-vous! Car de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…).


Frédéric

(l'anglais mare = jument, et ferrer un cheval se dit en anglais to shoe a horse, littéralement le chausser. "La jument est ferrée" =>"La mare est chaussée" waaaaaaaahhh)






Un pt'it Bach, pour finir en beauté, et surtout me faire pardonner? 

Simone Dinnerstein, dans les Inventions 1, 13 et 10.
Oh, elle a un toucher, mes amis, d'une délicatesse et d'une précision...

Et si vous aimez, écoutez-la dans les Variations Goldberg! 
Elle m'en ferait oublier Glenn Gould! Si si!




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