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dimanche 21 septembre 2014

La bibliothécaire se livrait à la prostitution dans une bodega... - Une bodega ??





« L'entêtement pour l'astrologie est une orgueilleuse extravagance. Il n'y a pas jusqu'au plus misérable artisan qui ne croie que les corps immenses qui roulent sur sa tête ne sont faits que pour annoncer à l'Univers l'heure où il sortira de sa boutique. »

Charles Louis de Secondat (1689 - 1755), baron de La Brède et de Montesquieu,
in Mes pensées, 1899 (posthume, forcément)


Charles de Montesquieu
















Bonjour à toutes et tous.



Dimanche dernier, dans le cadre de notre grand thème Magie et magiciens, nous avions découvert que le mot “fétiche” descendait de la racine proto-indo-européenne *dhē-, qui signifiait mettre, placer, mettre en place, poser…

Si si !


Nous n’en avions pas vraiment fini avec cette formidable racine, qui nous a déjà permis de comprendre que le français “faire” et l’anglais “to do” sont en réalité de très proches cousins.

Dingue.


Continuons donc nos recherches sur les surprenants dérivés de *dhē-


Alors oui, nous savons que to do provenait d’une forme au timbre o de *dhē- : *dhō-.

Mais une forme suffixée de *dhē- : *dhē-ti-, 
qui devait désigner ce qui est posé, ou fait, ou encore l’acte, l’action, le fait
nous a donné l’anglais deed (acte, action), et ce via le germanique *dēdiz, puis le vieil anglais dǣd.

Indeed. 

En effet, l’anglais indeed, en effet, en provient également.





Mais ce n’est pas tout. (loin de là)


*dhē-, cette fois sous une forme suffixée *dhē-k-, est à l’origine du grec ancien θήκη, thếkê, que l’on pourrait traduire par “réceptacle”. "Là où l'on pose les choses"

En tant que tel, ce mot ne vous dit peut-être pas grand-chose, mais on le retrouve quand même dans le composé ἀποθήκη, apothếkê, le magasin.

Qui nous a donné, par son calque latin apotheca (entrepôt, magasin, cellier, cave), le français apothicaire désignant ce précurseur de notre moderne pharmacien.


Apothèque victorienne 


Et vous le savez probablement, c’est toujours par apotheek que l’on désigne les pharmacies en néerlandais.

Je pense même que certains Français débarquant à Bruxelles pour la première fois doivent se dire que toutes les pharmacies portent le même nom, qu’elles doivent faire partie d’une chaîne…



(...  et que - véridique - toutes les sorties d'autoroute mènent au même village : Uitrit)



Ce θήκη, thếkê, nous le retrouvons aussi dans le réceptacle de livres : la biblio-thèque.
Ou encore dans un mot qui évoque toujours le magasin, la … boutique.

Et c’est encore par le latin apotheca que le grec ἀποθήκη, apothếkê nous a donné l’espagnol bodega : la cave - ou le bar - à vin, ou même, en Amérique latine, l’épicerie, la boutique, le magasin.

Bodega



Mais revenons à notre *dhē- au timbre o : *dhō-
Cette forme, je le pense, va encore vous réserver quelques surprises…


Déjà, une forme suffixée de *dhō-: *dhō-men-, nous a donné le latin… … …

Abdomen.

Où le préfixe ab- évoque le retrait, l’éloignement, voire la séparation

Abdomen aurait ainsi signifié originellement “[partie du corps] placée en retrait”, “[partie du corps] cachée”.


abdomen latin (ou grec?)

C’est un sens identique que l’on retrouve dans le ourdou parda, désignant le voile, celui destiné à cacher les femmes des étrangers, mot basé sur le vieux persan dā- (placer), descendant de notre *dhē- sous sa forme de base. 

parda


Nos amis britanniques l’ont repris sous la forme purdah pour désigner ce laps de temps entre l’annonce d’élections et de leurs résultats, interrègne durant lequel les gouvernements locaux doivent s’abstenir de toutes déclarations politiques qui pourraient influencer les résultats du scrutin.

Ici donc, ce ne sont plus les femmes qui doivent être cachées, voilées, mais bien les déclarations politiques.


Mais reprenons notre *dhē- au timbre o : *dhō-.

Ce qui est établi”, que l’on peut comprendre au sens figuré comme ce qui est décidé, fixé…, cela correspond bien à la définition du jugement, de la décision de justice, ou carrément de la sentence.

C’est précisément ce que l’anglais doom nous raconte. 
Doom le malheur, la fatalité… Le jugement dernier !

Doom passé à l'anglais par le proto-germanique *-dōmaz.


Doom, c'était aussi un super jeu vidéo des années 90


Mais c’est aussi à *dhō- que nous devons, toujours par le proto-germanique *-dōmaz, ce suffixe -dom si caractéristique de l’anglais, comme dans kingdom (le royaume),  boredom l’ennui … 

(des mots anglais suffixés en -dom, il y en a des dizaines !)

PS: pour en savoir plus sur King, et découvrir que Queen N'EST PAS le féminin de King, c'est ici que ça se passe : The Queen, une femme comme les autres.

Ce -dom évoque l’état, la condition, mais aussi cette “chose établie” qu’est le pouvoir, l’autorité.

Et ici, je ne résiste pas au … plaisir de vous parler du vieux norois (aaaaaaah!) hōrdōmr-, mot composé dont la deuxième partie -dōmr- signifie bien la condition, l'état.

Quant à la première partie, elle provient de la racine proto-indo-européenne *kā-, liée à la notion d’amour, de désir…  (nous lui consacrerons bientôt un dimanche, car elle vaut le coup.)

Alors, que pouvait bien vouloir dire hōrdōmr- ??

L'état (la condition) de [ceux qui donnent libre cours à leur] désir, entendez qui se vautrent dans le stupre :

Hōrdōmr- désignait ... la prostitution.

Ce brave vieux norois hōrdōmr-, nous le retrouvons toujours dans l’anglais whoredom : prostitution.


Elevons quelque peu le débat :

Sachez que c’est également sur le germanique *-dōmaz que s’est construit le russe Дума ("douma").

La Douma d'État (Государственная Дума “gassoudarsvinnaye douma”), c’est la Chambre basse du Parlement de Russie...

Et encore un pavé dans la mare, un.
Douma n'a rien à voir avec le latin domus, la maison, sur lequel nous avons notamment créé domaine, dominer, domestique...

Et d'ailleurs, 'faudra aussi qu'on en parle un jour, de domus et de ses origines proto-indo-européennes...


Douma




Trop fort, *dhē- ! Tu dèchir' ta race !


Et on ne l’a pas encore épuisée, cette incroyable petite racine.

Mais bon, je vous propose d’en rester là, de - pourquoi pas - réfléchir à ces liens invisibles que l'étude du proto-indo-européen nous permet de faire apparaître entre ces mots de premier abord pourtant si différents : abdomen, apothicaire, bibliothèque, boutique, bodega, purdah, doom, Douma...


Je vous souhaite, à toutes et tous, un très agréable dimanche, une TRES belle semaine…!



A… dimanche prochain, pour la suite de notre petit tour de *dhē- ?





Frédéric


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