- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 9 juillet 2017

vous voulez l'extrême-onction, avant le kouign-amann ?






Au final, je me demande même ce que je crains le plus, de l'intégriste violent ou du prosélyte onctueux. Chacun brandit à la la face du monde son Dieu, ses préceptes et ses textes sacrés, comme autant de drapeaux dans un stade. Les fanatiques ne sont qu'une foutue bande de hooligans de merde: dangereux, hostiles et butés.

Marie-Sabine Roger, 
Bon rétablissement, 2012






















Bonjour à toutes et tous !


En ce très beau dimanche, une racine qui vient s’intercaler dans la longue liste des sujets en attente d’être traités.
Mais j’avais envie de faire une pause. Avec un article frais et léger, entre deux grandes sagas


‘Faut que je vous raconte :

Une lectrice du blog me contacte.

Bien souvent, les lecteurs m’écrivent pour me dire - comme vous pouvez vous en douter -, que leur vie a fondamentalement changé depuis la découverte du blog, qu’il y avait un “avant”, et qu’il y a à présent un “après” le blog, qu’ils ne comprennent pas comment ils ont pu vivre jusque là sans lui...

Qu’ils ont enfin trouvé un sens à leur vie (qu’ils ne se droguent plus, qu’ils boivent beaucoup moins), qu’ils se sentent apaisés, enfin bien dans leur peau…

Que leur vie de couple a repris de plus belle, que leur partenaire est à nouveau amoureux/amoureuse, que leurs enfants qui les avaient désertés se sont rapprochés d’eux...

Que leurs amis leur disent, envieux, qu’ils ont rajeuni…

Qu’ils sont tellement épanouis à présent...

Que les gens dans la rue les arrêtent pour leur dire simplement qu’ils les trouvent beaux, resplendissants…

Que parfois même, des étrangers les interpellent pour leur demander le chemin, piètre alibi pour simplement pouvoir leur parler, partager quelques instants fugaces de leur vie…

Oui bon, comme vous le voyez, rien de bien transcendant, ni de très surprenant, si je me base sur ma propre expérience.

Oui, c'est vrai que pour un néophyte, il faut s'y faire, aux réactions
excessives, hystériques, quand vous mentionnez nonchalamment, au
détour d'une conversation, les moyen gallois, vieux norois ou vieux
slavon d'église.


Mais voilà, contre toute attente, cette lectrice, que je salue ici, et qui se reconnaîtra, me pose une question, toute simple,  qui m’oblige à réfléchir - rendez-vous compte ! - , et à retourner à mes cahiers…

Elle m’explique que son père est d’origine suisse allemande.

Chacun son truc, hein, moi je suis bien originaire de Charleroi, alors, franchement qui serais-je pour juger !



on raconte qu'un réfugié syrien s'est suicidé en découvrant Charleroi


À ma connaissance, il n’y a bien que les Liégeois dont les Carolos (les Carolorégiens, les habitants de Charleroi) se paient la bobine, et encore, c’est uniquement à cause de l’accent, mais au fond, ils les aiment vraiment bien.

Les Carolos aiment tout le monde, et n’ont vraiment aucun patriotisme déplacé, aucune fierté ni chauvinisme d’être d’un terroir, d'appartenir à une ville ou à un pays particulier.
Comme si on pouvait légitimement tirer de la fierté de quelque chose pour laquelle on n'a absolument rien fait ! Faut vraiment avoir une vie de m. pour en arriver là. Mais soit.


Un père Suisse allemand ?

Rien à faire - j'en suis désolé, chère lectrice -,
ça me fait penser à la Tristitude


Mais donc, cette lectrice m’explique que dans la famille de son papa, pour désigner le beurre, on utilisait un mot qui se prononçait “ankre”.

Curieux, non !

“Ankre”, ça ne sonne pas vraiment comme notre “beurre”, ni surtout comme l’allemand Butter.

Anne-Sophie Butter. C'est comme cela que son impresario appelle
la merveilleuse - je pèse mes mots - Anne-Sophie Mutter quand il est enrhubé

Alors, quoi ?


Après quelques recherches, voilà ce que l'on peut en dire…

Je finis par tomber - merci Internet - sur un mot de dialecte bernois “anke” pour beurre, mais pas trace de “ankre”.

Ma chère lectrice me confirme cependant bien cette prononciation en -kre, avec même un beau r roulé.

Conclusion: nous avons ici affaire à une prononciation particulière, voire une variante - (encore plus) régionale, dialectale? - de “Anke”, mot du dialecte bernois pour “beurre”.

Dans AN ATLAS to EBEL'S TRAVELLERS's GUIDE through SWITZERLAND,
Londres, 1819, 
il est précisé que anke (der) équivaut à beurre, et que anken signifie faire le beurre. 
Instructif, non ! Car de notre point de vue, le seul verbe à créer sur notre français beurre, c'est beurrer ! Voyez comment un mot peut décrire une façon de vivre, ou - disons-le, un art de vivre : nous avons oublié que le beurre, il fallait le faire, avant d'en beurrer ses tartines. 
Les paysans bernois nous le rappellent, chez qui, à l'évidence, on faisait son propre beurre. Ça fait rêver.



“Mais encore ?”, me direz-vous.
Hein. Parce que je vous connais, quand même.

Eh bien, le bernois Anke provient, par le moyen haut-allemand anke, “beurre”...
- Le moyen haut-allemand ? Pour faire simple, l’allemand parlé au Moyen Âge, entre 1050 et 1350 -,
... du vieux haut-allemand ancho / anco (toujours “beurre”)
- vieux haut-allemand ou Althochdeutsch, la plus ancienne forme ÉCRITE de la langue allemande, de 750 à … - allez, devinez … - 1050, bien ! Ceux qui ont répondu 1049 sont des petits finauds -, 
lui-même dérivé du proto-germanique (non attesté) *ankwô-. 
*ankwô-: “beurre”, ou d’une façon plus générale, substance huileuse qui sert d’onguent, de pommade…


La question que vous vous posez toutes et tous:
“Et cet étymon germanique *ankwô-, il dérivait d’une racine indo-européenne?”.

La réponse: OUI.

OK, mais là, on se calme.


D’une racine que Watkins retranscrit sous la forme...

*ongʷ-

verbe qui devait signifier oindre, passer du baume, de la pommade (pour soulager).

- Oindre ??
- Mais oui, dans un emploi vieilli ou littéraire :
“enduire, frotter d'huile ou d'une matière grasse (la peau, le corps, une partie du corps)”
Ou alors, en langage religieux,
attoucher (une partie du corps: front, mains…) avec les saintes huiles pour bénir ou sacrer.
Merci qui ? Le Grand Robert de la langue française.


Nous avions déjà parlé de l’onction, via une autre racine indo-européenne, *ghrēi-, “frictionner, frotter…”, que l’on retrouvera dans le grec khrīein, “frotter d’huile, ou de matière grasse, huiler, graisser…”, verbe sur lequel s'est construit le grec Χριστός, Christos, Christ.

Oui, Christ.
Littéralement celui qui est oint.

J’en avais profité, à l’époque, pour vous raconter le sacre des rois d’Angleterre, où la partie la plus importante de la cérémonie n’était pas le couronnement, mais bien précisément l’onction
c'est ici : des oeufs à la crème


Mais donc, à l’origine du bernois Anke, une gentille petite racine indo-européenne qui ne demande rien à personne : *ongʷ-, “oindre, passer du baume…”

racine indo-européenne *ongʷ-, “oindre, passer du baume…”
étymon proto-germanique *ankwô-, “beurre, onguent”
vieux haut-allemand ancho / anco, “beurre”
moyen haut-allemand anke, “beurre”
bernois Anke, “beurre”



Petite racine, petite racine, peut-être, oui, mais en attendant, elle a bien vécu. Bien bougé.

Car on la retrouve déjà dans le sanskrit अनक्ति, anakti, “oindre, appliquer un onguent…”.
Ou le substantif sanskrit अक्त, akta, “onguent”.
Ou encore l’adjectif आक्त, Akta, “oint”.

Tant qu’à faire (soyons fou), citons aussi le sanskrit védique अञ्जस्, aJjas, “onction”.


Et puis, la toute mimi *ongʷ-, elle est passée aussi en arménien, où elle deviendra le proto-arménien *auǵ-.

Dont découleront, par exemple, le vieil arménien...
(que l’on appelle encore l’arménien classique, parlé du Vème au XIème siècle)
... աւծ, ōc, qui désignait l’huile servant à l’onction, 
et cet autre vieil arménien օծանեմ, ōcanem, “oindre, consacrer”.



Dans les langues celtiques ?
Bingo.

Le proto-celtique *amben- désignait le beurre, ou la graisse.

*amben- a donné, par exemple, le moyen breton amannen, “beurre”. 

Que l’on retrouve dans le nom de ce succulent, délicieux, savoureux kouign-amann, spécialité de Douarnenez.

le seul et unique kouign-amann de Douarnenez.

Et non, on ne rigole pas trop avec le kouign-amann, à Douarnenez


Pour de très vilaines langues, “kouign” correspondrait à “étouffe” et “amann” à “chrétien” - du fait de sa ressemblance avec “amen” -, mais il n’en est évidemment rien: kouign, c’est le gâteau, la brioche, et amann, ben oui, c’est le beurre.


C'est évidemment très beau, Douarnenez


Sachez que le celtique *amben- est toujours bien présent dans le cornique manyn, dérivé du vieux cornique
(qui correspond à la période 800-1200)
amane.


Et
- je sais que vous l’attendez tous - ...
... en ... moyen gallois,




















*amben- est devenu… ymenyn, qui se reprendra tel quel en gallois : ymenyn (“eumeninn”) et désigne toujours le beurre !

pot à beurre gallois


Et en latin ???

Mais oui, bien sûr, cessons de tourner autour du pot (de beurre ou autre).

On retrouve trace de notre gentille *ongʷ- dans les proto-italiques *ongʷ-e, “oindre”, et *ongʷ-en
-devinez… -, 
onguent”.


Je vous fais grâce de ses dérivés dans les langues sabelliques
Mmmmh quoique… Allez, juste un dérivé, un seul: l’ombrien 𐌖𐌌𐌍𐌄, umne, “onguent”.

Elle se retrouvera surtout, vous l’aurez déduit, dans le latin… ungō, ungere, “oindre, enduire, frotter d'huile ou de graisse…”.

Ah, ben oui, de là…

Notre français oindre (circa 1120).

Le latin classique ungō, ungere pouvait se traduire par “frotter d’huile”, mais le latin chrétien, au début du IIIème, se spécialisera en “enduire d’huile… sainte”.

D’où, par métonymie, “consacrer (un roi, un prêtre…)”.

Le participe passé de ungō, ungere, unctus, signifiera aussi riche, copieux. 
Substantivé en unctum, il désignera la bonne chère, le banquet

Et en latin chrétien, vers l’an 350, ce même unctus désignera celui qui est oint - entendez consacré par Dieu, donc, en toute logique chrétienne, le Christ.


Sur ungō, ungere se créera aussi le latin unguen, “corps gras”, dont dérivera, via le latin unguentum, “onguent, huile parfumée…”, notre français onguent, au XIIIème.


Quant à notre français onction
- en liégeois: une auctiau, dauuuc -,
il est lui un emprunt au latin unctio, “action d’oindre”, tiré de unctum, supin de ungō, ungere.

L’Onction de David par Samuel, enfin, par Claude le Lorrain, mais par
Samuel, l'onction.
Mais peinte par Claude Gellée, dit le Lorrain, v. 1600 - 1682


Enfin, n’oublions pas non plus notre beau français … onctueux, emprunt, lui, au latin médiéval unctuosus, dérivé de unctum.

Onctueux qualifie un objet qui donne une impression de moelleux, par analogie avec la consistance d’un corps gras, CQFD.

Onctueux de caramel chocolat blanc au beurre salé
Aaaaaargh


À peine quelques mots sur les anglais ointment, unction, unctuous, unguent, anoint…

Simplement pour vous dire qu’encore une fois, ils ne sont que de vils emprunts au français ! TOUS !

Voilà ce qui se passe, quand on laisse entrer dans sa si belle langue des mots étrangers ! (beerk)

On la corrompt, on la déforce, et résultat, quelques siècles plus tard…
On a une langue en pleine santé, qui ne demande qu’à s’étendre et à s'imposer aux autres.

Comprend qui peut.

Mais ma conclusion sera “ne critiquez pas l’anglais. Essayez déjà de le parler.”
Et surtout, aimez votre langue ! Plus vous creuserez votre propre langue, plus vous apprécierez celle des autres.
On ne peut parler dans une langue étrangère qu’à la mesure de la connaissance de sa langue maternelle. C’est un principe de base.

Mieux vous connaîtrez le français, au plus vous vous rendrez compte des bienfaits du bilinguisme (commençons par là).


racine indo-européenne *ongʷ-, “oindre, passer du baume…”
étymon proto-italique *ongʷ-e, “oindre”
latin ungō, ungere, “oindre, enduire, frotter d'huile ou de graisse…”, son supin unctum et dérivés (unguen, unguentum, unctuosus)
oindre, onction, onguent, onctueux



Vous auriez imaginé, vous, qu'un jour vous prendriez conscience qu'il existe un lien étroit entre le bernois Anke - prononcé Ankre -, le sanskrit अक्त, akta, “onguent”, le vieil arménien աւծ, ōc, le breton kouign-amann, et nos onctions, ou onguent ??

Hein ?

Merci qui ?

Ben oui, l'indo-européen, tiens !




Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, une très belle semaine !


Frédéric




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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
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Et pour nous quitter,

Forcément... 

Anne-Sophie Mutter,
qui nous joue en concert un époustouflant rappel, 
 la Gigue de la deuxième Partita pour violon seul, en ré mineur, BWV 1004.

Oui, c'est du Bach.


Est-ce le vernis dont son Stradivarius est oint ?
En tout cas, je vous le dis, c'est Dieu qui nous parle.


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