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dimanche 29 mai 2016

les jeunes Anglaises aiment le tennis en pension




Bachaumont s'avisa de dire un jour, en badinant, que le Parlement faisait comme les écoliers qui frondent dans les fossés de Paris, qui se séparent dès qu'ils voient le lieutenant civil et qui se rassemblent dès qu'il ne paraît plus.

Jean-François Paul de Gondi, cardinal de Retz, 
Mémoires (1717)

Jean-François Paul de Gondi,
cardinal de Retz,
20 septembre 1613 - 24 août 1679
















Bonjour à toutes et tous!


La proto-indo-européenne *ten-, “étendre, étirer”, cinquième édition!

Eh oui, nous en sommes encore et toujours à étudier les dérivés de la racine proto-indo-européenne, l'infatigable *ten-, “étendre, étirer”!


Allez, un petit rappel, ça ne devrait pas faire de tort…

Ce que nous en savons déjà:

  • Notre racine *ten-, par une forme  *ten-do-a donné le latin tendō, tendere: “tendre”, “tendre à”.
  • Par sa forme suffixée *ten-ōn-, elle se retrouve dans le grec τένων, ténôn (tendon).
  • Enfin, le latin teneō, tenēre (“tenir...”) provient, lui, de *ten-ē-, qui n’est autre que *ten- munie du suffixe statif *-ē-.


Pêle-mêle, par ces trois voies, nous retrouvons notre *ten- dans des mots tels que…

  • attendre, attention, entendre, intendance, intense, intention, ostensible, surintendant, tendance, tender, tendeur, tendre (le verbe), tenir, tente, tenture, ou l’anglais attend;
  • appartenir, contenir, content, entretenir, entretoise, pertinent, prétendre, prétentieux, tendon, tenir, toise, toiser, ou les anglais contend, pertain et pretend,
  • contenir, content, contentieux, continent, continuer, entretenir, maintenant, ainsi que les anglais contend ou entertainment,
  • maintenir, maintien, manutention, rêne, ou encore les anglais tenant, tenement et tenure.

C'est fou, non?













Quant aux articles où vous trouverez tout ça, les voilà:

quand Fouquet souffrait du talon d'Achille, il s'accrochait aux tentures

Mais regardez-moi ce prétentieux me toiser ainsi du regard! Impertinent, va.

répétez après moi: "je suis content, ici et maintenant, je suis content, ici et maintenant..."

"Je maintiendrai" hurlait Lady Caroline à sa triste famille


(oui, merci de l'avoir remarqué, ça en fait quatre. C'est un peu pour ça, en fait, que je parle d'une cinquième édition.)


Je pense que vous avez compris, au vu des dérivés déjà cités, que des mots tels que conteneur, contenu, incontinence, contention, décontenancer, détention, détenu, intenable, obtenir, abstinence, abstention, soutien … descendent bien de notre *ten-.

Je ne vais donc pas m’y étendre. Sinon, on s’en sort plus.

trop, c'est trop


Au menu d’aujourd’hui,


Tenancier.

La semaine dernière, nous avions parlé de ce vieux mot féodal, tenure.

Eh bien, tenancier, dont on trouve la première occurrence au XVème siècle, est dérivé de l’ancien français tenance.

Tenance signifiant “tenure, propriété”.

Ce “tenance” a été évincé, en fait, par “tenure”.

Le tenancier, à l’origine, désignait celui qui tenait des terres en tenure, dépendantes donc d’un fief auquel il était dû des cens (ou autres droits).
Oui, à l’époque, tenancier était l’équivalent de “tenant”.
Mais plus tard, fin du XVIème, en dehors de cette acception liée aux institutions féodales, il désignera le fermier d’une petite métairie, qui dépendait d’une plus grosse ferme.
Vous retrouvez dans ce sens plus récent la même notion de dépendance, d’utilisation d’un bien immobilier selon une réglementation.
Si je vous dis ça, c’est que, bien plus tard (fin du XIXème), le mot se dira enfin d’une personne qui gère un établissement … soumis à une … - Allez, on fait un effort -… réglementation! Ou à une surveillance des pouvoirs publics.
Car tenancier, dans cette acception nettement plus moderne, a précisément désigné, avant tout, le gérant - ou la gérante - d’une ... maison close.
Oui, d’un bordel, d’un claque, d’un lupanar, s'il y a encore le moindre doute.

Ce n’est que vers 1922 que le mot s’emploiera aussi pour désigner un patron de café, ou d’hôtel
Dans l’usage courant, il a cependant conservé une certaine valeur péjorative, dont, par ailleurs, il s’est totalement défait en langage administratif (ce qui se conçoit volontiers, le langage administratif n'étant pas réputé pour être autre chose que factuel).

une tenancière de taverne (l'Auberge rouge, Gérard Krawczyk, 2007) 


Toujours dérivé du latin teneō, tenēre, le latin… tenax, tenacis. “Qui tient fortement”, ou - selon le contexte, “adhérent” -, ou encore “parcimonieux, obstiné, opiniâtre…”.

Ben oui, nous l’avons emprunté pour en faire notre français tenace.

À son introduction en français, le mot avait conservé tous les sens du latin.
À présent, on ne l’utilise plus guère que pour désigner un végétal qui s’accroche, et par extension, ce qui adhère, ce qui tient (comme un parfum, une odeur ou une tache), ou encore, au sens figuré,
celui est attaché fortement à ses idées, à ses projets, à ses prétentions. Qui fait donc preuve de ... ténacité.
contre les fameuses taches tenaces


Sur teneō, tenēre...
(qui, je le rappelle, dérive de notre jolie racine proto-indo-européenne *ten- par sa forme *ten-ē-),
...le latin avait encore formé le diminutif tenaculum.

Ce qu'il signifiait? Lien, attache... En d'autres termes: ce qui sert à tenir.

Ce tenaculum donnera, en latin populaire, *tenacula (rien de sexuel), pluriel du neutre tenaculum.

Mais la présence de ce -a final fera prendre le mot pour un féminin singulier.

Par évolution phonétique, de *tenacula, on passera au français… tenaille! 
Outil de métal formé de deux pièces attachées en croix.
Notez que la marque du pluriel est quand même restée présente en français assez longtemps ; ne disait-on pas “les tenailles”

tenaille


Allez, maintenant un mot dont vous devez, je suppose, connaître le lien avec notre tenir, d’où, par voie de conséquence, le latin teneō, tenēre et notre racine *ten-.

Mais bon,  je l’aime bien, alors j’ai quand même envie de vous en parler.
Je pense que mon intérêt pour ce mot provient du fait que moi-même, je n’en ai perçu le sens que, finalement, très tard.
Il désigne un grade d’officier.

Vous l’avez trouvé?

OUI! Lieutenant.
Celui qui tient lieu (de), autrement dit, le remplaçant.
Dès ses premiers emplois, il désigne celui qui tient la place du chef dans certains cas (quand ce dernier est absent…), et qui le seconde d’une manière générale.

Plus tard, au XVème, le mot se spécialisera dans le domaine militaire, pour désigner un grade.

Jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, le lieutenant général était investi du pouvoir suprême, car il remplissait les fonctions du roi lui-même, en son absence.

Le mot est passé très vite à l’anglais, sous la même forme: lieutenant.

À noter cependant la différence de prononciation du mot entre l’anglais britannique et l’anglais américain:
  • en Grande Bretagne, on parlera d’un “lefTÈnennt” (le TE marquant l’accentuation), 
(en notation phonétique /lɛfˈtɛnənt/, /ləfˈtɛnənt/),
alors qu'
  • aux États-Unis, on prononcera plutôt “l(i)ouTÈnennt”,
(/luː'tenənt/, /l(j)uˈtɛnənt/)
Lieutenant Uhura


Enfin, en ce beau dimanche, un mot que, franchement, vous n’imagineriez pas un seul instant descendre de [tenir - teneō, tenēre - *ten-].

Nous le prenons - et c’est parfaitement exact -, comme emprunté à l’anglais.

Par déduction, en vous basant sur le titre - sous forme de gentille contrepèterie - de ce billet, vous saurez de quel mot je parle:

tennis.


Chris Evert, 2015, toujours la classe


Tennis vient bien de l’anglais.
De l’anglais tennis, ce qui, reconnaissons-le, tombe assez bien.

Mais voilà! C'est à NOUS que les Anglais ont emprunté leur mot tennis! 

Oui oui, vous lisez bien, ce tennis, ils l’avaient précédemment emprunté au français.

- Mais enfin?? Il n’y a JAMAIS eu de sport, de jeu s’appelant tennis en français, avant que nous l’importions nous-mêmes d’Outre-Manche!!
- Oui, absolument! Je ne dis pas le contraire…

Pourtant, pour nommer le jeu de tennis “tennis”, les Anglais se sont basés sur un jeu qui se pratiquait en France.

Ce jeu dont il est question, et qui se jouait du côté du XIVème siècle, c’était la paulme (ou la paume), appelé encore le jeu de paume.

Rien à voir!

jeu de paume


Si ce n’est que…

Au lancer, le serveur criait comme un abruti, pour courtoisement prévenir son adversaire de l’envoi de la balle, 
“TENEZ!”
(Était-ce vraiment courtois? Je ne peux me prononcer, car on pourrait parfaitement comprendre ce terme de jeu - vous en conviendrez aisément - comme “prenez donc celle-ci en pleine face, cher adversaire”).
Ce “tenez!”, quoi qu'il en soit, a dû particulièrement intriguer, voire perturber nos voisins d’au-delà du Channel, pour qu’ils le reprennent pour nommer ce jeu - de raquettes, et plus de paumes - qu’ils appelleraient plus tard tennis.
PS: Prenez malgré tout cette étymologie avec les précautions d’usage: elle est fort probable, voire plus que plausible - moi j 'y souscris volontiers -, mais voilà, on n’a AUCUNE trace écrite de cette exclamation de jeu “tenez!” dans aucune source…

- Admettons, mais enfin, comment serait-on passé de “tenez” à “tennis”?
- Les premiers Anglais à reprendre le terme ont vraisemblablement dû le prononcer tel qu’ils l’entendaient beugler sur le jeu.

Mais si, en tant qu’anglophone, vous le LISEZ (et non plus l’entendez), vous le prononcerez plutôt “tènniz”.
On pourrait donc imaginer que c'est par l'écrit que le mot s'est transmis, et a évolué...
Eh! On sait que le français tenez a été emprunté par l’anglais au XIVème via l’anglo-normand tenetz, forme qui s’est ensuite modifiée en tennes, teneys, tenys, tenise, pour enfin donner, oh surprise … tennis.



Une partie de tennis selon Sam Peckinpah, 
©Monty Python of course
(certaines scènes pourraient choquer les âmes sensibles)



Vous auriez fait, vous, le lien entre tennis, maintenant, tenaille, toise et l'anglais entertainment?
Ben oui, c'est bien ce qui me semblait.
Merci qui?
Merci le proto-indo-européen, pardi!


Je vous propose d'en rester là pour ce dimanche (en réalité, vous n'avez pas trop le choix).

La semaine prochaine sera ENCORE consacrée à cette prolifique *ten-, avec un accent, disons plutôt... musical...


Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une très belle semaine!


Frédéric


Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen 
CHAQUE JOUR de la semaine!

(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).



Pour vous faire plus facilement patienter jusqu'à dimanche prochain, 


Glenn Gould interprétant le concerto pour clavier No.7 (BWV 1058) de,
sans surprise, Johann Sebastian

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