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dimanche 31 janvier 2016

Se garer sous un manguier? Au Sri Lanka?





Rayon de braquage:
Zone de banlieue où il est dangereux de garer son véhicule si on ne veut rien se faire piquer.

Mots et Grumots, Marc Escayrol, 2013

(C'est aussi Escayrol - qui a son blog -, dans le même recueil, qui a dit:

"Je connais un analphabète qui est mort après avoir cherché toute sa vie l'amour avec un grand H."




Bonjour à toutes et tous!



Sans plus tarder, poursuivons donc la visite de de notre racine proto-indo-européenne *wer-5, entamée la semaine dernière.

*wer-5, vous vous en souvenez, véhiculait le sens de “couvrir”.

Nous l’avions retrouvée dans les latins aperīre / operīre / cooperīre, d’où nous avions tiré une série de dérivés, de aperture à ouvrir, en passant par opercule, couvrir, couvercle, ou même l’anglais (hand)kerchief, calque de notre mot vieux français pour “couvre-chef”.

(ce qui est déjà fou)


De la notion de couvrir, on passe vite à celle de protéger. Non?


Connaissez-vous cet arbre?
(enfin, pas celui-ci en particulier hein ; “les arbres de cette espèce” je veux dire)




Ou son fruit?




Le nom latin de cet arbre? Spondia dulcis.

En français, on appelle cet arbre tropical prunier (ou pommier) de Cythère, ou simplement arbre de Cythère.
Il provient en réalité des îles du Pacifique Sud (Mélanésie, Polynésie).
De là, il s’est exporté un peu partout dans le monde, du moins sous les Tropiques.

- Mais où ce malade veut-il en venir?
- J’y arrive!

Vous imaginez bien qu’il a été baptisé de noms divers, en fonction de l’endroit où on le cultive.
En Indonésie on l’appelle kedondong, aux Bermudes June plum, au Panama mangotín (mais juplon au Costa Rica), cajá-manga ou cajarana au Brésil…

Et ainsi de suite.

Et au Sri Lanka, en cingalais, on l’appelle affectueusement ඇඹරැල්ලා.

Le cingalais, langue officielle du Sri Lanka, est parlé par environ 70% de la population de l'île.
(les 30 autres pourcents travaillent)

le Sri Lanka, c'est là où il y a l'étoile
A ne pas confondre avec Paul Anka


Et le cingalais, voyez-vous, est une langue indo-européenne.
Du groupe indo-aryen, lui-même appartenant à celui des langues indo-iraniennes.

ඇඹරැල්ලා, que nous retranscrirons par ambarella, est un mot dérivé du sanskrit
आम्रवाटक, āmravāṭaka, désignant en fait Spondias Mangifera, le manguier et non pas Spondia dulcis.
Mais bon, on ne fera pas la fine bouche.

plantations de manguiers

āmravāṭaka est un mot composé: āmra-vāṭaka.

आम्र, āmra désigne tout simplement le manguier, ou son fruit. Oui, bravo! La mangue.
Quant à  वाटक, vāṭaka, on pourrait le traduire par enclos, jardin, plantation
Il dérive de वाट, vāṭaḥ, “enclos”. Ce qui est protégécouvert.

आम्रवाटक , āmravāṭaka serait donc, littéralement, le manguier du jardin
PS. La racine proto-indo-européenne à l’origine de notre français jardin, *gher-, a également comme sens clôturer, ceindre…   
Le jardin est donc, étymologiquement parlant, un endroit clôturé, un enclos.
Tout est là: jardins, courtisans, choeurs et ortolans

Et voilà où je voulais en venir:
Ce sanskrit वाट, vāṭaḥ, provient, via une forme allongée dérivée *vārt(r)a‑, d’une forme suffixée de *wer-5: *wer-tro‑.

Soit dit en passant, il se peut que nous retrouvions encore ce même sanskrit वाट, vāṭaḥ (“enclos”, oui?) dans le mot wat, qui désigne un temple-monastère au Cambodge, au Laos ou en Thaïlande.
(Mais il se pourrait aussi que le mot dérivât d’un autre mot sanskrit, अवसथ, avasatha, pour école.)


Le degré o de notre *wer-5, *wor-
(pour ceux qui débarquent, le degré o d’une racine proto-indo-européenne est la forme sous laquelle sa voyelle-pivot, théoriquement un e, devient un o ; ce sont les joies de l'alternance vocalique),
est lui à l’origine du proto-germanique *war-nōn.

*war-nōn qui deviendra notamment le vieil anglais war(e)nian, “prévenir, avertir”.
Oui, toujours cette notion de protection induite par celle de couverture.

Vous l’avez deviné?
Ce war(e)nian est devenu l’anglais warn, de même sens.



Mais une autre forme germanique dérive de notre *wer-5 au degré o, *wor-: *war-, tout simplement.

Et de *war-, que de dérivés!

Encore une fois, vous serez surpris de pouvoir associer des mots qui à première vue n’ont rien en commun…

Commençons par un mot passé du germanique au français par - forcément - le … francique, en l'occurrence *warjan, qui devait signifier quelque chose comme “empêcher, défendre, prévenir...”.

En vieux français, il donnera, au participe présent, warant, guarant, puis, naturellement… garant!
Oui, garantir, garantie, garant: dérivés de notre *wer-5.
Attention, je me dois de vous le dire, tous les linguistes ne sont pas d’accord sur cette étymologie ; pour certains - et surtout les francophones -, garantir provient du francique, certes, mais d’une racine germanique basée sur la proto-indo-européenne ‌‌*wērə-o-, "ami, digne de foi, vrai" (je la notais *u̯erǝ- dans arbres, vérité, druides et dead parrots). 
Mmmwouais.
La notion de garantie, en tout cas , correspond bien à l’idée de protection, de défense.



Allez, je vous propose encore un dérivé, et je vous laisse…
Oui, on continuera la semaine prochaine, quand j'aurai un peu plus de temps!
(Je sais, je sais mais si je veux avoir des nuits de sommeil plus ou moins décentes…)
(Bien sûr, ce que je n’ai pas dit, mais qui va de soi me semble-t-il, c’est que les anglais warrant, warrantee, warranty ne sont que des calques basés sur les vieux français warant, warantir…)


Garer!

no comment



À nouveau, plusieurs hypothèses sont en présence ; je vous propose ici celle qui relie garer à notre germanique *war-.

Le moyen français garer, garrer, guerrer serait le fruit d’un croisement, d’un télescopage entre deux sources:
  • d’une part le vieux francique *warjan, qui a donné le vieux français garir, warir,
  • et d’autre part le vieux français varer, “se battre, se défendre, protéger”, qui se basait lui sur le … vieux norois (aaaaaah…) varask , “se défendre”, dérivé du vieux norois vara , “faire attention, faire le guet, défendre”.
Mais bon, ces deux sources, l'une comme l'autre, proviendraient bien de formes germaniques basées sur notre proto-indo-européenne *wer-5.

Quand je parle de télescopage, vous voyez ce que je veux dire: il y a eu mélange, confusion, tant dans la forme que dans le signifié de ces deux mots.

Garer, figurez-vous - et c'est Alain Rey qui nous le dit -, est d'abord un mot du vocabulaire maritime.

Au XVème, il s'employait dans le sens d'"amarrer un navire".
Un siècle plus tard, par extension, il signifiera "mettre à l'abri un bateau".
D'où les sens, toujours actuels, de "se ranger pour laisser passer".

Qui dit garer dit gare, ou garage!

Le déverbal gare s'employait pour désigner la partie d'une rivière ou d'un canal où les bateaux pouvaient se garer, ce qui permettait qu'ils se croisent.

Au XIXème, le mot, alors sorti d'usage dans le vocabulaire des voies d'eau, s'étendra avec un sens identique au vocabulaire ferrovière.
Pour désigner, de la même façon, la partie de la voie où deux trains pouvaient se croiser.

Au train où allaient les choses (suis-je subtil!), gare en viendra vite à désigner l'ensemble des installations ferrovières pour l'embarquement (ou le débarquement) des passagers et du frêt. La gare, quoi.

St. Pancras International
Juste à côté, la gare de Kings Cross, et le célèbre quai 9 3/4...
... où les petites Hermione peuvent se faire photographier


Quant à garage, même phénomène: il désignera d'abord l'action de garer ... les bateaux.
Puis, par extension, l'action de garer du matériel roulant sur des voies ferrées.
D'où le célèbre voie de garage.

voie de garage


Surprenant, quand même, non?
Auriez-vous cru que ouvrir, couvercle, garantie ou garage étaient, étymologiquement, sémantiquement, des cousins, tous issus d’une seule et même racine proto-indo-européenne?



Pour dimanche prochain, suite et fin de notre tour de *wer-5, avec du français, de l’anglais mais aussi du balto-slave, et de l’iranien! Entre autres.

Et je vous le promets, il y aura encore quelques surprises…




Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une TRÈS BELLE semaine!



Frédéric



Attention, ne vous laissez pas abuser par son nom: on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!

(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…).

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