- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 28 juin 2015

Un Anglais roulant en Jeep Wrangler (et non en Land-Rover) ? Wrong. Simplement wrong.





“Love all, trust a few, do wrong to none.” 

William Shakespeare, All's Well That Ends Well


"Aime tous les hommes; fie-toi à quelques-uns; ne fais tort à aucun"

(La comtesse de Rousillon à ce vieux courtisan de Lafeu, acte premier, scène I)

Susan Jonsson (the Countess) & Frank Woodman (Lafeu

















“Love all, trust a few, do wrong to none.”

C'est si simple...


Bonjour à toutes et tous !


La semaine dernière, nous avions commencé notre étude de la “super-racine*wer-3, tourner, plier ; racine plus qu'intéressante car à l’origine d’une série d’autres racines.

Nous avions ainsi découvert sa racine dérivée *wert-, tourner, enrouler.


Aujourd’hui, non pas une, Madame, Monsieur, mais bien deux racines dérivées de *wer-!
(‘Faut dire aussi qu’aucune de ces deux racines n’a été aussi productive que notre invraisemblable *wert-)


Aujourd’hui, donc, la racine

*wreit-, tourner, 

et puis aussi la racine

*wergh-, euh... tourner.


Un tout petit mot, peut-être, sur les significations retrouvées des racines :
cette première racine signifie “tourner”, la deuxième aussi
Ce n’est pas très précis, tout ça, non ? Était-ce des synonymes ??

Eh oui, nous voyons ici la limite de la reconstruction des racines proto-indo-européennes : nous arrivons encore à donner un sens à une racine, mais nous n’irons pas beaucoup plus loin.

Pensez par exemple à tous ces verbes qui, en français, évoquent la notion de marcher : marcher bien sûr, mais aussi gambader, se promener, flâner, errer, cheminer, déambuler, clopiner, se traîner, vadrouiller, vagabonder

Eh bien on peut supposer qu'il existait autant de façons de dire "marcher" en proto-indo-européen.
Mais il y a peu de chances que nous puissions distinguer le sens précis de plusieurs racines reconstruites qui évoqueraient toutes, comme tous ces verbes français, la même notion de déplacement à pied.
Nous dirons alors simplement qu’elles signifient toutes “marcher”.

Avec ces millénaires qui nous séparent de ces racines, nous ne pouvons plus qu’en percevoir un sens finalement très général, voire générique…!


Si vous lisez l'anglais, et que vous voulez en savoir plus sur les méthodes, le processus de reconstruction des racines proto-indo-européennes, je ne peux que vous conseiller la lecture de deux magnifiques ouvrages :
  • "The Oxford Introduction to Proto-Indo-European and the Proto-Indo-European World", de J.P. Mallory et D.Q. Adams



et puis
  • "The Horse, the Wheel and Language”, de David W. Anthony, qui est en plus très accessible, et écrit par un passionné...




Et le voici, ce passionné de David W. Anthony.

Peu de cheveux et une barbe, ce type m'inspire
décidément confiance.


Tiens, avez-vous lu "Mais où sont passés les Indo-Européens ? : Le mythe d'origine de l'Occident”, de Jean-Paul Demoule ?

Cet ouvrage a fait un tabac en francophonie, mais pourtant, il m'a laissé sur ma faim...

L’auteur lui-même ne s’en cache pas ; son propos n’est pas la linguistique, qui finalement ne représente qu’une toute petite, une minuscule partie de son ouvrage.

Non, si je l'ai bien compris, ce que présente brillamment cet ouvrage, c'est la démonstration que mélanger idéologie et science, ce n'est vraiment pas une bonne chose...
Du moins pour la science.

Mais j'ai personnellement le sentiment, hélas, que l'auteur est tombé dans le panneau qu'il voulait précisément mettre en évidence... Car c'est empreint lui-même d'une idéologie très discutable - même si sur les principes défendus, je peux m'y retrouver - qu'il croit démontrer l'absurdité de l'idée indo-européenne.

Après voir refermé ce livre, vous pourriez en arriver à remettre en question la linguistique comparative en tant que telle, et toutes les découvertes qu’on a pu faire depuis des décennies sur les origines de nos langues, et sur notre connaissance de cette langue, bien théorique - nous sommes tous d'accord -, qu’est le proto-indo-européen.

Pourtant, même si les preuves de l’exactitude des formes racines retrouvées sont impossibles à trouver (à moins d'un retour dans le temps, comment le pourrait-on?), la méthode linguistique est solide, et a fait ses preuves. (qui valent ce qu'elles valent, j'en conviens)

Les divers ouvrages que j'ai lus sur le proto-indo-européen (voir les sources, dans le menu du blog) n'ont fait que me confirmer qu'il y a quelque chose, qu'il y a bien une langue-mère derrière les langues indo-européennes, mais qu'il serait illusoire d'imaginer que nous ayons reconstruit cette langue, plutôt que quelques-uns de ses fondements parcellaires, dont notamment ses racines.

La filiation de nos langues modernes avec cette langue préhistorique ne se résume pas à un arbre linguistique, aussi joli soit-il ; d'autres processus, plus complexes, entrent en ligne de compte, les linguistes contemporains en sont plus que conscients - et je ne doute pas que les méthodes de la linguistique comparative bonifieront avec le temps.

l'un des plus beaux arbres des langues IE
qu'il m'ait été donné de voir !


Mais encore une fois, quand on fait le compte de toutes les questions, de toutes les théories, c'est encore l'hypothèse d'une langue première qui semble correspondre le plus fidèlement possible à la réalité des faits linguistiques, et répond au mieux à la plupart des grandes questions que l'on se pose...
Ce n’est pas parce que des nationalistes de tous bords (enfin surtout du bord droit, mais alors droit droit), des fachos, des nazis ou autres pauvres tarés prônant la théorie de la supériorité de l’homme blanc et/ou européen ont recherché avidement les origines de notre race supérieure et par là même celle de nos langues d'Européens dans une langue-mère préhistorique, que la théorie linguistique du proto-indo-européen est intrinsèquement fausse, infondée, inepte. 
Ne jetons pas, s’il vous plaît, le bébé avec l’eau du bain.
Non, ce n’est pas parce que certains fêlés barbus se font exploser au milieu de la foule qu’il faut rejeter l’Islam en bloc.
Non, ce n’est pas parce que de sordides affaires de pédophilie endeuillent l’Eglise Catholique Romaine qu’il faut rejeter le message originel du Christ. (qui, soit dit entre nous, n'a finalement pas grand-chose à voir avec l'Eglise, hein ; lui qui justement ne se reconnaissait d'aucune église...) 
Pour rester dans le même sujet : Non, ce n'est pas, comme les Américains semblaient le penser à l'époque, parce qu'un Dutroux est belge que tous les Belges sont pédophiles. J'en connais au moins deux qui ne le sont pas. Et pour l'un des deux, RIEN n'a JAMAIS pu être prouvé.
Non, ce n'est pas parce que les Le Pen vénèrent Jeanne-d'Arc que c'était une vichyste collabo.
Non, ce n'est pas parce qu'un blog (québecquois je pense) auto-proclamé nazi mensonger se permet de reprendre le scoopit du dimanche indo-européen dans sa liste de "blogs coalisés" (non mais je rêve??) que le dimanche indo-européen est d'extrême droite et pour la suprématie de la race aryenne
Et ainsi de suite… 
Ouais, ouais je sais...  j’ai déjà poussé ce genre de coups de gueule : Emprunter pour ouvrir une auberge à Pearl Harbour?? Bof bof...

Il est d’ailleurs arrivé que les racines de mots de langues disparues, reconstruites par linguistique comparative, aient pu être vérifiées ultérieurement par l’archéologie, les archéologues retrouvant des inscriptions prouvant enfin la véracité de la théorie… 

C'est rare, mais ça arrive !


David W. Anthony raconte ainsi que les linguistes avaient prédit (euh, peut-on vraiment parler de prédir pour quelque chose appartenant au passé?) que les cognats germaniques renvoyant à la notion d'hôte, comme l’anglais guest, le gotique gasts, le vieux norois gestr ou le vieux haut-allemand gast, provenaient d’une racine proto-indo-européenne *ghos-ti-
(mais oui, nous l’avons étudiée, dans étrange étranger),
et ce via une forme proto-germanique qu’ils reconstruisaient en *gastiz-.

Alors qu’aucune forme connue du mot dans les langues germaniques plus récentes ne reprenait ce “i” dans la finale du mot, les règles de mutation phonétique, elles, prédisaient pourtant cette terminaison en “i” en proto-germanique…

C’est alors que l’on retrouva, au fond d’une tombe danoise - ou plutôt "située en territoire danois" (précisément à Gallehus, au nord de Møgeltønder dans le Jutland du sud) - je n'invente rien, ne recherchez ni le trait d'humour, ni la contrepèterie -, une coupe, datant du début du Vème siècle, sur laquelle était gravée l’inscription …
- Au au… Danemark ? Au Vème siècle ?? Mais euh, serait-il possible que…
… OUI ! Oui, c’était du ... vieux norois !! - 

... une coupe sur laquelle était gravée l'inscription, donc...


ek hlewagastiz holitijaz (ou holtingaz) horna tawido”,


qui se traduirait par “Moi, Hlewagasti de Holt (ou Holting) ai fabriqué la corne.

Ce nom propre, Hlewagastiz, était en réalité un mot composé, de Hlewa-gloire’ et de … gastiz-hôte’.

Aaaaah ! Le i final ! Il était là !!!

Ah, mais c'était simplement du bol !
Ah ah ah, c'est vraiment marrant, en plus: coupe / bol.
Ah ah ah j'en ris encore.


La (en fait les) coupe(s) de Gallehus


Tiens, si un jour vous allez sur Orkney (les Orcades), vous ne manquerez pas de rendre hommage aux Anciens en allant vous prosterner au centre du Ring of Brodgard, monumental, majestueux cercle de pierres levées.
 

Dans votre quête, vous verrez alors (mais uniquement si vous avez le coeur pur) un agencement de pierres étrange... En vous rapprochant, vous constaterez qu'il s'agit d'une ligne de mire !


... Pointant très précisément sur un petit tumulus, là au loin, Maeshowe.


Après avoir marché longtemps, puis rampé pour accéder à la chambre principale du tumulus, vous découvrirez des runes couvrant les murs...


Des runes anciennes et mystiques !

Enfin !! 
Enfin je vais connaître le secret de l'Univers, qui suis-je, quel est mon destin sur Terre ! 
C'est alors que vous lisez les retranscriptions et traductions de ces runes : de vulgaires graffiti (ou plutôt des graffiti vulgaires) laissés par des paillards vikings, entrés là par effraction (il devait pleuvoir, ils y auraient voulu se protéger de la pluie). 
Parmi les inscriptions runiques les plus intéressantes :
"c'est moi qui ai sauté Thorni."
(Littéralement : "Thorni baisée. Helgi l'a gravé", qu'un Helgi d'aujourd'hui écrirait probablement "Sauter Thorni : check, Helgi") (oui, enfin, sauter ou sauté, soter, sautter ... évidemment, si l'on met en accord le niveau de connaissance du français du sieur Helgi avec la maturité et le niveau intellectuel présumés qu'impliquerait cette démarche). 
Le texte le plus puissant, de toutes ces inscriptions runiques ? Là, tout en haut de la voûte, pratiquement inaccessible : 
"C'est moi qui ai gravé ça aussi haut".
Conclusions ? 
Oh, certains historiens en ont conclu que Thorni était une chaudasse. Bon, je n'ai pas vraiment d'avis là-dessus ; difficile de se prononcer, le faisceau de présomptions est certes présent, mais de là à parler de preuves... 
Mon conseil à moi - vous en ferez ce que vous voudrez-: ne recherchez pas la Vérité chez les Ancêtres, à l'issue d'une quête quelconque, ou dans quelque enseignement, mais bien en VOUS... 
C'est là seulement que vous pourrez la trouver...
http://www.orkneyjar.com/history/maeshowe/maeshrunes.htm 


- Bon, et alors quoi, tu le commences, ton article ???
- Oui oui, voilà. Oooooh.
  
Bon, alors...
*wreit‑, tourner (ou peut-être même plutôt tordre)

On retrouve cette racine exclusivement dans les langues germaniques et baltes (du moins à ma connaissance).
Et souvent dans des mots évoquant les notions de cruauté, de colère

Oui, car ici le sens de tordu doit se prendre au figuré.
Ne parle-t-on pas d’un esprit tourmenté, d’un esprit tordu, tortueux, tors


En anglais, *wreit‑ a donné wreath, la couronne, la guirlande, le ruban

Rien de bien tordu, me direz-vous.
Oui, d’accord.
Il s’agit plus, ici, de mots désignant ce qui, d’une façon ou d’une autre, s’enroule autour de quelque chose…

Et ça, c'est pas tordu, peut-être?


Mais elle a aussi laissé à l’anglais le verbe to writhe : notamment se tordre (de douleur, par exemple), et surtout...

joueurs de balle au pied se tordant de douleur.
Deux propositions :
1. Finalement, le ridicule tuerait-il ?
2. C'est du bluff.

Réponse : 2. Hélas


 ... wrath, la colère, la fureur.

De la même façon, elle nous a donné le néerlandais wreedte (“cruauté”), les danois et suédois vrede (“fureur, colère …”), l’islandais reiði (“colère”)…





Et dans les langues baltes ?
Oui, c’est juste.
En lituanien, par exemple, le verbe transitif riesti signifie toujours courber, ployer, recourber.


Et c'est à peu près tout ce que je peux vous dire de notre racine !
Oui bon, on pourrait encore citer d'autres de ses dérivés, mais qui ne vous diront pas grand-chose, comme le lituanien risit : rouler, ou le letton rist, de même sens... 


Allez, on passe à notre seconde petite racine du jour, *wergh-, tourner !

Pour Guus Kroonen et son "Etymological Dictionary of Proto-Germanic"...
(dans la collection "Leiden Indo-European Etymological Dictionary Series", une réelle somme des connaissances en proto-indo-européen, pas encore terminée...)
(vendue aussi à un prix de malades - heureusement qu'on en trouve d'occasion, nettement moins cher.)  
Deux des dicos de la collection...
(Ah oui, le site de l'éditeur offre aussi une version online, hors de prix pour les sans-grade comme moi, mais accessible selon des formules plus intéressantes à des clients "institutionnels ou académiques". 
Gag : demandez donc à l'Université qui vous a accordé votre diplôme de Licence en Traduction la possibilité de passer par eux pour accéder à la version en ligne des dictionnaires ; vous allez bien rire.  
Positif Frédéric, positif ! Oui, disons qu'au moins ça permet de bien comprendre comment l'Université se voit au sein de la société des Hommes, ce qu'est sa volonté d'émancipation, de passage du Savoir...)

Pour Guss Kroonen, donc, l'étymon proto-germanique qui en serait issue, *wranga- (l'adjectif tordu, mauvais), ne serait qu'une forme au degré du germanique *wringan-, tordre, essorer, presser.

Peut-être (peut-être !) pourrait-on penser qu'à l'origine, le sens précis de *wergh- était celui-là ?

Quoi qu'il en soit, sur cette notion de presser, nous retrouvons le dérivé anglais ... worry (souci, inquiétude...)

Le rapport ??

L'étranglement ! Le vieil anglais dont worry est issu signifiait précisément étrangler.

Etymologiquement donc, le souci, pour un Anglais, c'est ce qui vous prend à la gorge, vous étrangle, vous presse, vous enserre.



Sur une variante nasalisée de notre *wergh-, *wrengh-, l'anglais a, en passant bien entendu toujours par le germanique, créé wring. 

Wring out se traduirait par ... essorer !


Avez-vous déjà essayé d'essorer un linge humide
en apesanteur?


Mais aussi - et on y retrouve encore un sens figuré, péjoratif - wrangle, la querelle, ou, en tant que verbe, se quereller.


Deux excellentes pubs pour la Jeep Wrangler 
- oui, la querelleuse!, la fouteuse de brin pour mes amis Montois -
 et sa capacité à mener cinq personnes à bon port..



(Euh, histoire de ne pas avoir d'ennuis avec Jeep, je préciserai que wrangler, en British English, a depuis longtemps désigné une personne qui excelle dans les débats ; le nom est par ailleurs encore utilisé à Cambridge, où dans la Faculté de Mathématique, il est attribué aux meilleurs étudiants de la promotion. En US English, en revanche, le wrangler est aussi notamment un cow-boy qui s'occupe de l'entretien des chevaux...)


Enfin, et surtout - et toujours en anglais -, on retrouve un mot issu de cette forme nasalisée *wrengh qui n’exprime vraiment que le mal, l'erreur, la faute

Wrong ! faux, mal, injuste… … …

Issu d'une source proche du ... vieux norois - comme ça je finirai en beauté - *vrangr, *rangr : courbé, tordu, faux. 




Voilà !
Oui, c'est un petit dimanche (étymologiquement parlant)... Mais c'est comme avec le poisson : tout dépend de l'arrivage...

Ici, deux racines pas bien prolifiques, que l'on ne retrouve pas en français, mais qui ont quand même donné dans les langues germaniques des mots dont on pourrait difficilement se passer...


Là-dessus, je vous souhaite, à toutes et tous, un EXCELLENT dimanche, et une aussi bonne semaine!




La classe, simplement
Je terminerai par une pensée pour Patrick Macnee, qui est peut-être, dans son personnage de John Steed, un de ceux qui m'ont incité à apprendre l'anglais et découvrir - et aimer - la culture britannique.

Un peu comme l'avaient fait Michel Strogoff et Nathalie pour le russe...

(si ceci vous est incompréhensible, c'est que vous devez impérativement relire l'article de la semaine dernière)











Frédéric


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