- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 6 janvier 2013

Patrick, père et patron, un vrai patriote

Le père cache les fautes de son fils, le fils cache les fautes de son père.

Confucius


Bonjour à toutes et tous!


Nous avions délaissé notre grand thème "les mots basiques" pendant deux dimanches!

Les vacances sont finies, il est temps de s'y remettre.

Je sais pas chez vous, mais ici il a fait simplement infect ces deux dernières semaines. 
L'avantage, c'est que ça donne envie de rester à la maison, et de travailler sur son dimanche indo-européen


Petite récapitulation:
Par les mots basiques, j'entends les mots usuels qui nous permettent de nous définir les uns par rapport aux autres dan le cadre de la famille et des relations familiales.

  • Nous avions commencé, début novembre 2012, par traiter du mot "homme" comme "terrien", issu du proto-indo-européen *dʰǵʰm̥mō, dérivé de la racine proto-indo-européenne *dʰéǵʰōm-: la terre.
    (voir Terre des hommes? Pléonasme!)
  • Puis nous avions parlé du pendant anglais du mot "homme": man, provenant lui de la racine proto-indo-européenne *man-1: "homme". A qui nous devons aussi moujik.
    Manneken-Pis, yeomen et autres moujiks
  • Enfin, lors du dernier dimanche indo-européen de novembre: Quel foin pour une femme en faon…, nous traitions du mot "femme", relié étymologiquement à la notion de tétée associée à la racine proto-indo-européenne *dhē-. Fétus faon, foin ou fenouil étant d'autres dérivés de la même racine.
  • Hors du thème des mots basiques, nous avions cependant déjà évoqué, lors d'un dimanche précédent, in The Queen, une femme comme les autres, la racine proto-indo-européenne *genǝ- qui véhiculait les notions de "donner naissance, enfanter, engendrer", et à qui nous devions notamment l'anglais pour "épouse du roi": the Queen.
  • Début décembre 2012, nous parlions du mot "famille": histoire de famille, issu de l'osque famel, la maisonnée.
    Ce qui nous faisait l'origine de maison, maisonnée: la racine proto-indo-européenne *men-3, qui s'est également dérivée en "ménage".
  • Nous découvrions, le dimanche suivant, que le "home" anglais, si proche de la notion de "maisonnée", provient quant à lui de la racine proto-indo-européenne *tkei-, aussi à l'origine du russe pour famille: семья ("simia").
    (voir Home, sweet home)

Ouf.


Restons dans la famille, et cette-fois, faisons notre Tanguy et restons chez les parents
Avec deux mots essentiels à traiter: "père" et "mère".

Tanguy, Étienne Chatiliez, 2001

Papa, Maman et celle qui les a dessinés

Ces deux mots, ces deux notions, sont tellement essentiels à la culture indo-européenne qu'on les retrouve déclinés dans un nombre pléthorique de langues indo-européennes.
Au point que les deux racines à l'origine de ces mots servent souvent d'exemple pour démontrer la théorie du proto-indo-européen, en reprenant la racine de base et en la suivant avec toutes ses mutations consonantiques jusqu'à ses dérivés les plus récents.

Nous avons déjà traité du mot "mère", qui nous arrive de la racine proto-indo-européenne *māter- par le latin māter
La racine *māter- est constituée à l'origine du babillage enfantin *mā-2 ("maman"), associé au suffixe *-ter marquant le lien de parenté.
Je vous engage, si besoin est, à relire à ce propos de la Matrice au gratin dauphinois.

Je ne vais pas réinventer la roue: voici ce que Wikipedia nous donne comme dérivés de *māter- (ils lui préfèrent la graphie *méh₂tēr, qui est la retranscription de la forme la plus ancienne connue de la racine):
  • sanskrit: "मातृ" (mātr̩)
  • breton: "mamm"
  • grec ancien: "μήτηρ" (mếtêr) (ou μάτηρ (mátêr) en dorien)
  • arménien: "մայր" (mayr)
  • letton: "māte"
  • latin: "mater", d'où, par exemple, pour les langues romanes:
espagnol, italien: "madre"
français: "mère"
occitan: "maire"
catalan: "mare"
portugais: "mãe"
roumain: "mamă"
  • proto-germanique: "mothær", d'où, par exemple, pour les langues germaniques:
allemand: "Mutter"
anglais: "mother"
danois: "moder"
islandais: "móðir"
suédois: "mor"
  • proto-slave: "mati", d'où, par exemple, pour les langues slaves:
biélorusse: "матка" (matka)
bulgare: "майка" (maïka)
russe: "мать" (mat')
slovène: "mati"

*mā-2 est en tant que telle, à l'origine de maman, par le latin mamma: sein
A partir du latin mamma se sont dérivés "mammifère", ou "mamelle". 

On suppose également que la déesse grecque Maïa, la "bonne mère", tire son nom de notre racine *mā-2.

Je cite ici Wikipedia:
Dans la mythologie grecque, Maïa (en grec ancien: Μαῖα / Maĩa) est l'aînée des Pléiades, filles d'Atlas et de Pléioné
Séduite par Zeus, elle donne naissance à Hermès
Plus tard, Hermès lui confiera Arcas, fils de Zeus et de la nymphe Callisto, afin qu'elle l'élève en cachette d'Héra.

Hermès offrant un carré à sa mère Maïa

Ce serait en son honneur que les Romains, cette fois, ont nommé le mois de mai euh… mai!


Il est intéressant de noter que "ma" par son universalité, dépasse le cadre du proto-indo-européen, car on retrouve ce phonème, bien souvent sous une forme dupliquée, dans bon nombre des langues éparpillées sur la surface du globe, pour la plupart n'ayant évidemment aucune ascendance indo-européenne.

Il nous faut évoquer ici la notion de langue proto-humaine! 
Car au-delà du proto-indo-européen, certains linguistes vont jusqu'à supposer UNE langue d'origine à toutes les proto-langues du monde… 
C'est franchement captivant, mais encore plus hypothétique et théorique que le proto-indo-européen!
On parle de langue proto-humaine, ou de proto-mondial.

Mais bon, rien ne permet d'affirmer que le langage humain ne soit apparu qu'à un seul endroit (monogénèse), ou que l'Homme lui-même soit apparu en un seul lieu, et à un seul moment…

Mentionnons encore, à mi-chemin entre le proto-indo-européen et le proto-humain, le nostratique!
Les langues nostratiques (littéralement "qui nous appartiennent") seraient une superfamille ou macro-famille de langues qui regrouperait plusieurs familles de langues d'Eurasie: les langues indo-européennes, ouraliennes, altaïques, caucasiennes du Sud (géorgien, svane, laze, etc.) et chamito-sémitiques

Excusez du peu.

Notez, moi, de savoir que le svane, le laze et les langues chamito-sémitiques feraient partie d'une grande famille, ça me fait chaud au coeur.

PS: chamitique est relatif aux Chamites (avec un "m"), les descendants de Cham, le fils de Noé.

Les lanques afro-asiatiques, ou chamito-sémitiques

Passons au père, à présent.

"Père" nous vient de la racine proto-indo-européenne

*pəter-, "père".

Ben, tout comme *māter-, on le retrouve partout!

Pour à nouveau citer Wikipedia, nous retrouvons *pəter- en…
  • sanskrit: "पितृ" ("pitr̩")
  • breton: "tad"
  • grec ancien: "πάτηρ" ("pátêr")
  • arménien: "հայր" ("hayr")
  • latin: "pater", d'où, par exemple, pour les langues romanes:
espagnol: "padre"
français: "père"
occitan: "paire"
portugais: "pai"
  • proto-germanique: "fader", d'où, par exemple, pour les langues germaniques:
allemand: "Vater"
anglais: "father"
islandais: "faðir"
danois: "fader"
norvégien: "far"
néerlandais: "vader"
suédois: "far"
Alors, juste une petite curiosité: le proto-slave: "otьcь", provient lui d'une AUTRE racine: *atto- (qui serait, comme son équivalent papa, un mot d'enfant affectueux pour désigner son père), d'où, par exemple, pour les langues slaves:
polonais: "ojciec"
russe: "отец" ("atiets")
serbe: "отaц" ("otats")
croate: "otac" ("otats")
Précisons que la notion de père et de chef de famille, chef de la maison se confondent étroitement dans cette société indo-européenne éminemment patriarcale.

Et ajoutons qu'à l'origine de *pəter- se trouve aussi un mot de babil enfantin *pa- associé à *ter-
Le fait que ces deux mots "père" et "mère" se retrouvent suffixés en *ter- dénote l'importance des notions du père et de la mère dans le tissu social indo-européen, bien au-delà de la cellule famille, *-ter marquant le lien de parenté, la relation étroite qui existait entre les enfants et leurs parents.


Nous devons quand même quelques autres dérivés à *pəter-, comme paternel ou paternaliste évidemment, mais aussi patronymepatrimoine ou patriarche, mais aussi…
patron, du latin patronus ("patron", ou "protecteur", comme ne l'ignore pas J.K. Rowling!)
Le patronus romain, c'était le protecteur des plébéiens, leur défenseur. 

Expecto patronum!
Patronage en découle, à l'origine représentant les rapports de protection qui existaient à Rome entre les patrons et leurs clients.

Mais il n'y avait pas que la plèbe, à Rome! Il y avait aussi les… patriciens.
Le patricius (patricien), de par sa naissance, était en quelque sorte un noble, jouissant de prérogatives et distingué des autres citoyens de Rome; les patriciens furent longtemps seuls admissibles aux grandes magistratures.

Patricien, portant les bustes
de ses ancêtres
(statue dite "Barberini")

Patrick est lui aussi dérivé du patricius latin.
Patricius est la forme sous laquelle est écrit le nom de Patrick d'Irlande (saint Patrick), qui popularisa le prénom dans son autobiographie latine. 
Quand Patrick - de son vrai nom Maewyn Succat, qui visiblement ne se prend pas pour de la euh roupie de sansonnet, est ordonné évêque, il prend le nom de Patricius, qui désignait à l'époque un membre de l'aristocratie. 

Prout ma chère.

Saint Patrick


Quant à la variante Patrice, elle date du Moyen Âge.


Toujours issus de la racine *pəter-: patrie, patriote et expatrié, par le latin patria ("terre de nos pères": "terre des aïeux").


Tiens, une petite devinette:
Tout comme sur le latin mater s'est construit le verbe "materner", quel verbe s'est-il bien créé sur pater? (je ne parle pas du néologisme paterner)

Mmmh? Je vous laisse réfléchir…







Nous avez trouvé? 
Franchement, si oui, c'est que vous êtes vraiment très fort!

Car il s'agit de…

Perpétrer!
Oui, ce perpétrer signifiant commettre, et uniquement usité en faisant référence à des crimes, des délits.

Perpétrer nous vient du latin perpetro / perpetrare.
Perpetro est construit sur patro / patrare ("accomplir, faire") auquel s'accole le préfixe per-.

Patrare était un terme fréquemment employé dans des formules consacrées telles que patrare jusjurandum: faire un serment solennel, ou encore patrare pacem: conclure la paix

On appelait encore pater patrator le magistrat qui, après un certain cérémonial, était investi du pouvoir de conclure un traité ou de déclarer la guerre. Encore merci, Wikipedia!

Et donc, pour expliquer l'utilisation moderne du verbe, on peut comprendre que le verbe perpetro, spécifique à un langage formel, voire légal, a tout simplement conservé son domaine d'application premier. 
Il est cependant à noter que déjà à l'époque, il pouvait revêtir un sens péjoratif.




Bon dimanche à toutes et tous, bonne semaine, et …
A dimanche prochain!




Frédéric

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1 commentaire:

Hans Georg Lundahl a dit…

Lituanien: "tėvas" - pour *pəter-?
Slave ecclésiastique: "otьcь", - pour *pəter-?

Possible, pas impossible mais me paraît récherché et surtout ça ne relève en rien des fameux "lois phonétiques" qu'on sache (je ne pourrais pas affirmer la même chose pour hayr, j'en sais trop peu).

Substrat d'une langue pré-indo-européenne parlée par les ancêtres?

Et de là (et d'autres considérations) la bonne et pertinente question de Troubetskoï: et si le vocabulaire dit indo-européen lui-même serait un substrat des langues pré-indo-européens, comme par Sprachbund?